Notre Patience est à bout. 1792-1793, les écrits des Enragé(e)s , Claude Guillon, Éditions IMHO, 242 p., 15 €.
Extrait
Courant ou parti ?
Le caractère composite, d’un double point de vue social et politique, de l’ensemble de militantes et de militants que l’on désigne sous l’appellation d’Enragés a influé sur la manière dont les historiens l’ont traité. Dans La Vie chère et le mouvement social sous la Terreur, Mathiez signale d’une formule sans nuance l’apparition d’«un parti nouveau […] que ses adversaires appellent déjà les Enragés», et dont «les chefs» sont Varlet et Roux . Sacher estime que «[leurs] chefs agirent presque toujours sans se concerter, indépendamment les uns des autres et chacun pour soi.» Il fait même de l’absence d’organisation propre la principale faiblesse des Enragés, qui permit leur facile élimination par les Jacobins. Sacher, dont Markov rend compte des travaux, souligne qu’ils constituent «un groupe spécifique […] avec les contours, bien que vagues, d’un programme (d’un système dit-on alors) social, économique et politique, ce qui les distingue du courant plus large du mouvement populaire spontané». Reginald B. Rose, pour sa part, conclut prudemment : «Il semble qu’il existe suffisamment de preuves pour justifier l’usage courant selon lequel les Enragés sont considérés comme un “parti”, à condition que le terme soit interprété dans le sens le plus large et le plus informel, et pour autant que l’on reconnaisse que le concept d’un “parti Enragé” ainsi décrit est une création artificielle et arbitraire des historiens.»
Les deux principaux critères d’évaluation de la cohérence du courant des Enragés (ici parisiens) sont les contacts personnels entre ses animateurs et les similitudes entre leurs stratégies et mots d’ordre respectifs. Il est évident que les Enragé(e)s se croisaient régulièrement dans les différents clubs et sociétés auxquels leur participation est établie : aux Cordeliers (Roux, Varlet, Leclerc, Léon) ; à la Société fraternelle des patriotes de l’un et l’autre sexe (Varlet, Leclerc, Léon) ; aux Jacobins (Leclerc, Varlet) ; à l’Assemblée électorale (Roux, Varlet), etc. Certains historiens ont sous-estimé les contacts entre les militants. C’est ainsi que Dommanget et Rose sont disposés à croire Leclerc lorsqu’il affirme en septembre 1793 n’avoir eu de relations «ni directes ni indirectes» avec Roux. Dommanget y voit une preuve du peu de contacts entre les meneurs Enragés : «Leclerc, a reconnu que, dans la période décisive du 1er juin au début de septembre 1793, il n’a vu J. Roux qu’une heure au plus et à deux reprises, tout à fait par hasard.» Mathiez était, à juste raison, plus méfiant. En effet, Leclerc ment, et l’on peut dresser la liste – très probablement incomplète – des occasions où lui et Roux se trouvent ensemble, désignés pour effectuer des tâches communes ou défendent les mêmes positions, comme lors de l’insurrection des 31 mai et 2 juin 1793. Mais Leclerc feint de croire qu’on lui reproche des contacts secrets avec le prêtre, et soit qu’il n’en ait jamais entretenus soit qu’il juge impossible que ses adversaires en apportent les preuves, il les nie. De ce point de vue, il est presque certain que les Enragés n’ont en effet pas formé un groupe de conspirateurs, se réunissant pour décider d’actions à entreprendre (même si des réunions de «Jacquesroutins» sont attestées dans la section des Gravilliers). On est loin d’un modèle organisationnel babouviste, blanquiste ou bolchevik.
Reste à évaluer si dans les mots d’ordre avancés par les Enragés, la cohérence l’emporte sur les dissonances. Il semble bien que ce soit le cas, surtout si, comme je l’ai proposé ailleurs (Guillon, 1993), l’on préfère à «cohérence» le terme de convergence. En effet, les Enragés réclament en commun une sévère répression de l’accaparement et de l’agiotage, la purge de l’armée et de l’administration des ex-nobles et des suspects, et d’une manière plus générale l’usage de la Terreur contre les aristocrates, les prêtres réfractaires et tous les contre-révolutionnaires. Certes, ces revendications ne leur appartiennent pas en propre, même assorties du recours à l’insurrection ; il peut même exister entre certains d’entre eux de graves divergences d’appréciation sur l’opportunité d’y recourir, ce qui mènera Roux à dénoncer Varlet comme « désorganisateur » après la tentative d’insurrection du 10 mars 1793. On peut cependant estimer avec R. B. Rose que ce qui distingue les Enragés d’autres tendances extrémistes, comme les Hébertistes, dont j’évoquerai plus loin le chef de file, tient davantage à la rapidité d’action et au contact avec les masses sans-culottes qu’aux principes affichés : «Ils furent les premiers à exprimer (to coin) les slogans populaires ; ils furent le premier groupe extrémiste à tenter d’utiliser la pression populaire pour contraindre la Convention.» Ils se distingueront aussi, notamment sous l’impulsion de Roux, par leur critique de la Constitution de 1793, contenue dans ce qu’il est convenu d’appeler après A. Mathiez le «Manifeste des Enragés», reproduit dans les pages qui suivent (chapitre 3).
Par surcroît, les revendications plus particulièrement avancées par l’un ou l’autre des meneurs Enragés, mandat impératif et démocratie directe chez Varlet, nationalisation du commerce chez Leclerc et le lyonnais Hidins, allaient toutes dans le sens d’un égalitarisme et d’une exigence démocratique approfondis par rapport aux conceptions des Montagnards. Elles convergeaient également, et de manière de plus en plus radicale au fur et à mesure que le gouvernement révolutionnaire tentait d’éliminer les Enragés, dans un refus de voir la Révolution confisquée par les hommes d’État.
C’est sans conteste l’originalité et la préoccupation commune aux Varlet, Leclerc, Léon, Lacombe dont Jacques Roux, qui se suicidera pour éviter la guillotine, constate amèrement qu’après les avoir «utilisés pour briser le sceptre du tyran [on leur fait payer] leur refus de s’agenouiller devant de nouveaux rois».
Table des matières
Avant-propos 7
Liste des abréviations utilisées 12
1. Écrire l’histoire, continuer la révolution 15
2. Démocratie directe et mandat impératif 35
3. Pauvreté, vie chère et subsistances 73
4. « Sans être féministe »…
La lutte des femmes pour leurs droits 108
5. Conclusion 143
Annexes
1. Repères biographiques 149
2. L’Enragé Leclerc après 1794 : un rond-de-cuir qui a la bougeotte 193
3. Bibliographie 167
4. Index 237