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Les logements parisiens de Saint-Just

Les demeures des hommes célèbres est un sujet qui se voit rarement consacrer une étude, à l’exception notable de G. Lenotre, visiteur assidu de vieilles maisons et glaneur infatigable de vieux papiers. Le sujet appartient à la petite histoire, certes, mais il peut cependant émouvoir les esprits : rappelons-nous la discorde passionnée à propos de la maison des Duplay habitée par Robespierre, qui opposa, à la fin du XIXe siècle, Ernest Hamel à Victorien Sardou.


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Les logements parisiens de Saint-Just

Les demeures des hommes célèbres est un sujet qui se voit rarement consacrer une étude, à l’exception notable de G. Lenotre, visiteur assidu de vieilles maisons et glaneur infatigable de vieux papiers. Le sujet appartient à la petite histoire, certes, mais il peut cependant émouvoir les esprits : rappelons-nous la discorde passionnée à propos de la maison des Duplay habitée par Robespierre, qui opposa, à la fin du XIXe siècle, Ernest Hamel à Victorien Sardou (1).

Ces dernières décennies, la patrimonialisation des lieux de la Révolution française, et particulièrement ceux liés à ses grands hommes, semble gagner en importance, représentant un enjeu mémoriel de plus en plus affirmé. Ainsi, la maison à Blérancourt dans l’Aisne où Saint-Just a vécu depuis son enfance jusqu’à son départ en 1792 pour Paris, a-t-elle été sauvegardée dans les années 1990 et, mieux encore, a reçu une destination muséale. Mais qu’en est-il des domiciles parisiens du jeune Conventionnel ? Que sait-on de sa vie de tous les jours, dans l’intimité de son logement, voire dans le menu de sa vie quotidienne, si l’on oublie les fables d’un Georges Duval (2), et que peut-on en savoir, d’ailleurs ?

La généalogie immobilière pourrait apporter plusieurs informations sur sa vie quotidienne, mais tout chercheur s’y heurte à un problème de numérotage des maisons. En effet, pendant la Révolution, la numérotation à Paris différait fortement de celle d’aujourd’hui (3) : étaient numérotées non pas les immeubles eux-mêmes, mais les entrées donnant sur la rue. Les numéros se suivaient sans séparation des numéros pairs et impairs, dans l’ordre croissant à partir du côté gauche de la rue, puis un retour s’effectuait par le côté droit ; aussi le premier et le dernier numéros étaient-ils en regard l’un de l’autre au début de la rue. On n’adopta le système actuel du numérotage qu’en 1805 ; cela donna lieu à un nouveau changement des numéros ; d’autres modifications allaient survenir suite aux démolitions provoquées par les travaux d’Haussmann et autres améliorations urbaines…

Toutes ces évolutions sont naturellement à prendre en compte pour « mettre le bon numéro sur la bonne maison ». Les plans cadastraux, le sommier foncier et les calepins de propriétés, dressés par la municipalité de Paris, les archives notariales, mais aussi les almanachs du commerce de Paris et leurs prototypes du XVIIIe siècle, aident efficacement le chercheur dans son travail.

Hôtel des États-Unis

En septembre 1792, Saint-Just est élu député à la Convention nationale. Préoccupé entre autres par son futur domicile parisien, il écrit le lundi 9 septembre à son beau-frère Adrien Bayard : « Faites-moi le plaisir de me mander, dans le courant de la semaine, si je puis disposer, pour une quinzaine, de votre logement, en attendant que j’en aie trouvé un », et en post-scriptum : « Je pars lundi prochain » (4). Bayard avait en effet un appartement sur la section de l’Homme-Armé (actuel quartier des Archives nationales) (5), mais Saint-Just n’en a pas finalement profité. Par ailleurs, ses projets ont dû être modifiés. Saint-Just comptait partir le lundi 17 septembre, et ses biographes en ont conclu qu’il arriva à Paris le lendemain, 18 septembre 1792. Or, il ne se présenta aux Archives de l’Assemblée pour signer le registre de l’inscription des députés que le 21 septembre 1792, déclarant être absent à l’appel de la veille (6). On conçoit mal qu’il ne serait pas allé à la séance du 20 septembre s’il avait été à Paris dès le 18. Tout invite donc à croire qu’il n’arriva dans la capitale que le jour même le 20 septembre, la veille de l’ouverture officielle des séances.

À son arrivée à Paris, Saint-Just descend pour une nuit à l’hôtel du Cheval rouge, n° 142 rue Saint-Denis (6) . Le lendemain, 21 septembre, il emménage à l’hôtel des États-Unis, au n° 7 rue de Gaillon (7), tenu par Élisabeth Piéret veuve Verrier (8).

La maison garnie des États-Unis a ouvert ses portes en 1780 (9). En 1786, le jeune Benjamin Constant y séjourna avec sa famille, et son cousin parla alors de son « très mauvais entresol quoique fort cher, quatre louis et demi » (10). Il est à croire cependant que les lieux, sans être luxueux, n’étaient pas des plus misérables car des comtes et des colonels ne dédaignaient pas d’y loger. Puis, les locataires nobles s’étant exilés, les députés des Assemblées sont venus prendre le relais. En septembre 1792, quatre députés – Giroust, Michel, Salle et Siblot – logent en effet à l’hôtel des États-Unis ; il est probable donc que le choix de Saint-Just ait été suggéré par l’un de ses nouveaux collègues (11). D’autres députés occupent en septembre 1792 les immeubles voisins : Engerrand, Le Carpentier et Pinel sont à l’hôtel d’Antin (n° 2 de la rue Gaillon), Bassal, Haussmann et Lecointre sont installés au n° 3, Grenot, Humbert, Harmand, Moreau et Toquot, à l’hôtel de la Marine (n° 15), etc (12).

Selon la déposition que la logeuse s’est empressée de faire le matin du 10 thermidor an II au comité révolutionnaire de sa section, Saint-Just occupait seul les deux pièces au premier étage au-dessus de l’entresol, que la déclarante « lui louait sur le pied de 72 livres par mois » (13).

Grâce aux divers documents d’archives notariales, nous avons pu savoir comment était le n° 7 de la rue Gaillon abritant l’hôtel des États-Unis. Bâti par l’architecte Jacques Mazières (1639-1713) à la fin du XVIIe siècle, c’était un immeuble en aile à porte cochère, de trois étages carrés au-dessus de l’entresol, comprenant également une mansarde et une terrasse, une cour et ses dépendances, mais aussi un jardin séparé de la cour par une grille (14). L’hôtel comptait dix-huit numéros à louer, allant des appartements de plusieurs pièces à de simples chambres. Au premier étage, il n’y avait que deux numéros : le grand premier et le petit premier, ce dernier étant justement celui occupé par Saint-Just.

Cet appartement, composé de deux pièces et d’une petite entrée, donnait sur la cour et le jardin. Le mobilier n’était pas neuf, mais respirait toutefois une certaine aisance. Ainsi, la chambre à coucher était-elle meublée d’un lit à la duchesse avec ses matelas, traversin de plumes et deux vieilles couvertures de laine blanche, aux rideaux et pentes en camelot rayé cramoisi et blanc, avec quatre fauteuils en velours d’Utrecht cramoisi, un chevet, un secrétaire en noyer et une table à écrire en bois blanc. Le trumeau de cheminée comprenait deux glaces en cadre doré, surmontés d’un tableau. Dans la pièce voisine, on trouvait une cruche et sa cuvette de toilette, trois commodes, cinq grands fauteuils et une bergère en velours d’Utrecht foncé, deux chaises de paille satinée, et sur la cheminée, un trumeau de trois glaces « dans leurs parquets peints en gris de bois doré sculpté ». Enfin, dans la petite entrée, se trouvait « un petit vieux poêle de faïence », une table à écrire et un lit, destiné sans doute à un domestique. Le papier peint était également du ton cramoisi (15).

Saint-Just était resté à l’hôtel des États-Unis jusqu’à mi-mars 1794. La citoyenne Piéret affirma le matin du 10 thermidor qu’il lui restait devoir à son départ, « la somme de 748 livres 2 sols, tant pour loyers que port de lettres et fournitures diverses ». Elle déposa aussi au comité révolutionnaire de la section Lepeletier une « petite corbeille ronde en osier presque remplie des différents papiers », laissée par lui (16). Ces papiers avaient été transmis au bureau de police générale du Comité de salut public, sans que l’on puisse en retrouver la trace ensuite. Même sort pour tous les lettres et paquets adressés à Saint-Just à son ancienne adresse depuis son arrestation (sic), également déposés par la portière de l’hôtel à la section Lepeletier.

Le fait que Saint-Just n’habitait plus rue Gaillon, n’empêcha pas la mise sous scellés de son ancien logement, mais celle-ci n’a duré qu’un mois. La logeuse ne paraît pas avoir été inquiétée par la suite.

En 1797, l’immeuble fut vendu pour 55 000 francs en numéraire, et le nouveau propriétaire le reloua aussitôt à un nommé Louis Caluwe (Decaluwe de son vrai nom, qui préféra omettre la particule à l’époque révolutionnaire). La citoyenne Piéret lui céda donc son hôtel le 12 nivôse an VI (1er janvier 1798).

Après la numérotation napoléonienne de 1805, l’hôtel des États-Unis prit le numéro 11. Changeant de tenanciers, il subsista à cette adresse jusque dans les années 1820, et se mua ensuite en simple maison de rapport.

Lors du percement de l’avenue de l’Opéra, l’extérieur du quartier Gaillon fut profondément modifié : tous les bâtiments formant le début de la rue Gaillon, jusqu’au n° 11 inclus, furent démolis en 1876. Le n° 1 actuel de la rue Gaillon, un immeuble haussmannien de cinq étages construit en 1878, se trouve à l’emplacement de l’ancien bâtiment de l’hôtel des États-Unis dont plus rien ne subsiste, sinon un vieux plan conservé aux archives.

Appartement rue Caumartin

En date du sextidi 26 ventôse an II (dimanche 16 mars 1794), Saint-Just déménagea de l’hôtel des États-Unis au n° 3, rue de Caumartin (17).

Une fâcheuse erreur, fruit d’une méconnaissance du système ancien de la numérotation des maisons parisiennes, se propage d’un guide des lieux touristiques de Paris à l’autre, et fait habiter Saint-Just au n° 1-3 actuel de la rue Caumartin, à l’angle du boulevard des Capucines, dans un superbe hôtel particulier où Mirabeau avait logé. C’est ignorer l’évolution de la numérotation des maisons parisiennes (dont il a été parlé plus haut), lorsqu’étaient numérotées non pas les immeubles, mais les entrées ; il n’était point rare donc qu’une maison ait deux voire trois numéros, pourvu qu’elle possède, en plus d’une entrée, une porte cochère, ou toute autre porte de service. C’était le cas de l’hôtel particulier d’angle ; on relève sur les plans cadastraux (18) qu’il possédait à l’époque deux entrées numérotées respectivement n° 1 et 2. Le numéro 3 de l’époque n’était donc pas cette somptueuse demeure, peu conforme aux principes d’austérité prônés par Saint-Just, mais le bâtiment suivant, bien plus modeste : le n° 5 actuel.

De plus, le procès-verbal de mise sous scellés, dressé après l’arrestation de Saint-Just le 9 thermidor, en apporte une preuve supplémentaire citant le nom de la propriétaire. Ce curieux document, rédigé par les membres du comité révolutionnaire de la section des Piques, en parle en ces termes : « Nous […] nous sommes transportés rue Caumartin n°3 […] où étant, la citoyenne Deveaux, propriétaire de la maison, après avoir été par nous interpellée, nous a conduit au second étage au-dessus de l’entresol, qu’elle nous a dit être le logement occupé par le citoyen St-Just, et nous a fait ouverture de la première pièce […], dans laquelle donnent trois portes de communication, dont une dans une petite salle de bains, et les autres dans les appartements formant ledit logement, et sur lesquelles trois portes avons apposé trois scellés, sur les ouvertures et serrures […] » (19).

En effet, Madame Devaux (20) figure bien sur le sommier foncier de la ville de Paris (21) comme étant la propriétaire de la maison n° 3, actuel n° 5. Ce changement de la numérotation, consigné dans le sommier foncier, est survenu ultérieurement et a été opéré vers 1850, dans le cadre d’une vaste opération de numérotage entrepris à la suite de nombreuses prolongations ou réunions des rues de Paris (22).

Ainsi convient-il de rectifier cette erreur et de rendre enfin à Saint-Just sa vraie demeure : le numéro 5 actuel de la rue Caumartin.

Plusieurs actes notariés concernant cette propriété sont conservés dans le minutier central de Paris. Notamment, dans le cadre de la succession de la logeuse, une description très détaillée de l’immeuble (estimé à 55 000 livres en numéraire) et des logements le composant, fut réalisée par deux architectes en décembre 1799. Grâce à ce document, nous pouvons reconstituer les locaux où habitait Saint-Just les derniers mois de sa vie.

La maison consistait en un « corps de logis […] en trois croisés de face sur la rue élevé d’un rez-de-chaussée, entresol, trois étages carrés, un étage dans les combles formant attique sur la cour, petite chambre lambrissée dans la pointe de comble, un étage de cave dans toute la superficie du terrain, les bâtiments en aile dans lequel est l’escalier » (23). Il y avait une petite cour avec une écurie et une pompe à eau, deux boutiques au rez-de-chaussée, cuisines et chambres à l’entresol (dont une occupée par Villers (24), domestique de Saint-Just), puis les logements : un appartement par étage aux 1 er, 2 e et 3 e, et des chambres séparées aux deux dernières étages.

Saint-Just habitait au second étage au-dessus de l’entresol. Son appartement était distribué « en une antichambre, salle à manger, salon, deux garde-robes, une avec siège à l’anglaise et réservoir, un cabinet de toilettes au-dessus duquel est un entresol avec escalier de charpente, rampe de fer pour y monter qui est dans la garde-robe, dégageant de la chambre à coucher à l’antichambre ». Le salon était lambrissé à hauteur d’appui, et il y avait deux glaces, une audessus de la cheminée et une autre en répétition. Il y en avait aussi une au-dessus de la cheminée de la chambre à coucher et une autre au-dessus de la cheminée du cabinet de toilette. Tout l’étage était tendu en papier de tenture très frais (25).

Cette description des lieux, complétée par l’inventaire des biens de Saint-Just, confisqués après le 9 thermidor, permet de reconstituer l’intérieur de ses quatre pièces. On voit bien les « six chaises de paille foncées, deux bergères, huit fauteuils, quatre chaises en damas bleu retourné, une commode en placage à dessus de marbre recousu » disposés entre le salon, l’antichambre et la salle à manger, et dans la chambre, « une couchette à la turque à deux dossiers et roulettes, les étoffes en damas bleu, une toilette garnie en bois de placage, une table de nuit en acajou à dessus de marbre, une paire de rideaux de croisée en taffetas bleu ». Enfin, « un tableau représentant des officiers municipaux brûlant des titres féodaux » (26) devait orner les murs du salon.

Remarquons ici que son mobilier n’était guère du style nouveau, comme les lits à la Révolution avec des franges étrusques drapés en cantonnières, ou à la Fédération aux colonnes en forme des faisceaux et aux pieds en cuivre massif dans le goût antique, les chaises en bois d’acajou au dossier « composé en deux trompettes et d’un thyrse liés ensemble », aux pieds en cuivre etc. (27) Est-ce à dire que le style moderne n’était pas dans les goûts de Saint-Just, ou plutôt n’était pas dans ses moyens, son prix étant élevé ? On serait donc en présence d’un mobilier probablement d’occasion, dont les ventes à la criée ne manquaient pas à l’époque. La vente des meubles du Conventionnel en août 1795 s’élève à presque 24 000 livres, mais n’exagérons pas leur valeur : la dépréciation de la monnaie en est avant tout l’explication, « l’assignat de 100 livres tombant à 3 en juillet 1795 et à 0,5 en novembre » (28). L’ameublement de l’appartement n’était d’ailleurs pas achevé : aucune bibliothèque, par exemple, ne semble renfermer la soixantaine de livres lui appartenant (29).

Saint-Just préférait incontestablement les nuances bleues dans la décoration ; ainsi, son nouvel appartement était différent du petit premier n° 2 de la rue Gaillon, dont l’intérieur donnait dans des tons à prédominance rouge foncé. Mais on ne se trompera pas en avançant que, plus que les nuances du décor, c’est la recherche certaine du confort qui motivait ce déménagement.

Choisissant la rue Caumartin, Saint-Just non seulement prenait un appartement plus spacieux, mais en plus il partait loger pratiquement dans du neuf, son immeuble ayant été construit entre 1786 et 178930. Il était à coup sûr plus moderne que la bâtisse de la rue Gaillon déjà plus que centenaire, et maints traits attestent cette modernité : les commodités, car les appartements de la rue Caumartin sont équipés des sièges à l’anglaise, la salle de bains, presque le signe d’un luxe extravagant (31), qui avait si troublé les braves représentants du comité révolutionnaire qu’ils ont cru nécessaire de le mentionner dans le procès-verbal, mais aussi la pompe à eau dans la cour permettant d’alimenter sans encombre ces installations en eau… L’immeuble donne un parfait exemple de la transformation de l’habitat dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, avec l’apparition des pièces procurant une plus grande intimité personnelle (garderobe, cabinet de toilette…) (32). Saint-Just faisait ainsi preuve d’une sensibilité nouvelle aux « commodités neuves et précieuses » (Sébastien Mercier). On peut dire qu’il était d’avantgarde, car même cinquante ans plus tard, « le bain à domicile reste encore un luxe qu’on est fier de pouvoir se permettre » (33)…

Le logement dans le patrimoine de Saint-Just

Nous ignorons le montant du loyer de ce logement en 1794, mais on trouve une liste des loyers dans la succession de Marie-Anne Devaux, dressée cinq ans plus tard. L’appartement du second étage était alors loué 1350 livres par an. Nous avons donc là, sinon le montant, au moins un indice pour le loyer. Sur cette base, il faut probablement retenir une estimation nettement moins élevée, compte tenu de l’inflation très importante constatée sous la Révolution (34). Sans être hors de proportion, cet appartement devait représenter pour Saint-Just un certain investissement, constitué non seulement d’un loyer plus élevé, mais aussi de la nécessité de le meubler et l’entretenir à ses frais.

Parlant des valeurs locatives parisiennes, Daniel Roche remarque qu’au-dessus de 150 livres par an, « on entre dans l’aisance, franchie la limite de 500 livres de loyer par an on pénètre dans l’univers des riches et des dominants » (35). Certes, son étude, centrée sur les classes populaires, ne nuance pas suffisamment les loyers des classes aisées, mais il n’y a pas de surprise, Saint-Just n’appartenant guère aux populations défavorisées. Cependant, les papiers
de la logeuse renferment une reconnaissance de bail souscrite par le Cn St-Just, de laquelle il paraît résulter une créance contre sa succession, quoique le notaire avoue l’impossibilité d’en pouvoir déterminer le montant (36).

Comme c’était d’usage, entrant dans les lieux fin ventôse, Saint-Just aurait dû avancer une partie du loyer annuel. Le terme d’avance minimum étant de trois mois, il n’aurait sûrement pas pu satisfaire au terme suivant qui aurait alors été fin fructidor. Mais compte tenu des assertions sur son éventuelle dette locative précédente (quoique difficilement concevable), une question mérite d’être posée : cet appartement était-il dans les moyens de Saint-Just ?

Pour y répondre, il faut s’interroger sur les revenus du Conventionnel ; or, comme l’avait constaté Maurice Dommanget, l’étude de la situation de sa fortune reste à faire (37). Nous savons que Saint-Just possédait quelques terres acquises en 1792 et 1793 au titre des biens nationaux (38) ; difficile pourtant d’en apprécier avec exactitude les revenus qui auraient été plutôt laborieux, compte tenu que Saint-Just devait également imputer sur ces sommes le paiement des annuités du prix des biens nationaux, et le remboursement des dettes contractées pour réunir la somme nécessaire à l’achat.

On peut parler avec plus d’assurance de l’indemnité parlementaire du jeune Conventionnel, consistant en un pécule de 18 livres par jour octroyés à tout député, soit 540 livres mensuels ; mais encore fallait-il en disposer avec discernement ! Nous connaissons la rigueur irréprochable de Saint-Just dans la gestion des deniers publics, mais, sans avoir jamais eu à vivre en autonomie auparavant, il semble bien moins à l’aise dans l’administration de son propre ménage parisien. Aussi, Saint-Just semblait se remettre pour la gestion de son train de vie quotidien à son domestique Guislain-François Villers : c’est ce dernier en effet qui récupérait le traitement de député de Saint-Just (39) et fut « chargé de toute sa dépense, tant à Paris que dans les diverses missions»40. Le reproche des éventuels impayés de loyer lui incombe davantage peut-être qu’à son jeune maître.

Toutefois, l’indemnité parlementaire représentant une somme d’environ huit mille livres annuelles, lui permettait certainement de louer un appartement d’environ mille livres par an. Cependant, nombre de députés déclarèrent en 1795 loger dans un modeste garni à 400 livres annuelles (41)… Même en occupant une chambre à l’hôtel garni des États-Unis, Saint-Just payait le double. Mais au vu des remarques précédentes, nous conclurons pourtant non pas à la dépense excessive ou au surplus de moyens du jeune Conventionnel, mais à ses exigences plus élevées pour le cadre de vie. L’appartement occupé par Saint-Just correspond donc assez à sa condition sociale et financière : son logement est aussi éloigné d’une habitation populaire où une famille entière occupe une seule chambre, que d’un hôtel particulier rue Vendôme où vécut Delahaye, promoteur immobilier de la rue Caumartin (42). La situation aurait été toute différente pour l’immeuble luxueux qui lui était jusqu’à présent faussement attribué ! Il ne diffère pas sur ce point des autres députés ses collègues et voisins : le mathématicien Arbogast, membre du comité de l’Instruction publique, qui logeait au 3e étage du même immeuble, ou Prieur de la Côte-d’Or qui habitait la maison voisine…

L’immeuble de la rue Caumartin changea de propriétaires au fil des siècles, abandonnant peu à peu sa destination habitable au profit des locaux commerciaux. Il accueillit dans les années 1930 un magasin de luxe, un bureau de commissionnaires, puis un restaurant, la Direction du Groupement de l’Industrie Aéronautique du 3 e Reich à Paris pendant l’Occupation, les bureaux de la MAIF dès les années 1950. Si sa façade a été refaite après la Seconde guerre mondiale, on y distingue encore la structure de l’immeuble. Depuis 1980, il abritait la Fédération française du prêt-à-porter féminin et de la mode féminine (43). Enfin, en août 2015, la société Immorente Sodify a acquis l’immeuble annonçant son intention de le transformer en hôtel de luxe. L’Association pour la sauvegarde de la Maison de Saint-Just à Blérancourt travaille sur un projet d’apposition d’une plaque commémorative rappelant le séjour de SaintJust dans ces lieux, dans le cadre du 250e anniversaire de sa naissance en 2017.

Louise AMPILOVA-TUIL
maîtrise d’histoire
louise.tuil@yahoo.fr

Catherine GOSSELIN
docteur d’État en droit
rigambert@dbmail.com

Notes

(1) Ernest HAMEL, La maison de Robespierre. Réplique à M. Victorien Sardou, Paris, Al. Charles, 1895 ; Victorien SARDOU, La maison de Robespierre. Réponse à M. Ernest Hamel, Paris, Al. Charles, 1895.
(2) Georges DUVAL, Souvenirs thermidoriens, Paris, Victor Magen, 1844, p. 181-184.
(3) Pour les différents systèmes de numérotation des maisons parisiennes, cf. l’ouvrage de Jeanne PRONTO, Les numérotages des maisons de Paris du XVe siècle à nos jours, Paris, Préfecture de la Seine, Service des travaux historiques, 1966. Notons qu’en 1790, il fut procédé au nouveau numérotage des maisons, par section cette fois-ci, afin de recenser les propriétés soumises au nouvel impôt foncier. Dès lors, les numéros sectionnaires pouvaient coexister dans les documents avec les numéros anciens ou les supplanter.
(4) SAINT-JUST, Œuvres complètes, édition établie et présentée par Anne KUPIEC et Miguel ABENSOUR, Paris, Gallimard, 2004, p. 1165.
(5) AN, F7 45892, dossier Bayard.
(6) AN, C/II/*2.
(7) N°854 dans la numérotation sectionnaire.
(8) Née à Sedan en 1732, Élisabeth Piéret se maria en octobre 1756 à Paris avec Jean-François Verrier. De ce mariage, trois filles sont nées : Louise Françoise, Anne Charlotte et Angélique Louise. Devenue veuve le 10 avril 1792, la citoyenne Piéret, sans autre patrimoine que son fonds de commerce, reprit à elle seule l’activité de gérante d’hôtel. A travers des documents d’archives, elle apparaît comme une femme plutôt simple, mère et grand-mère, dominée par ses préoccupations quotidiennes et soucis pécuniaires. Elle est morte le 26 mars 1799 à Saint-Germain-en-Laye.
(9) AN, MC/ET/XII/696, bail de location par les époux Verrier du 30 mai 1780. Les propriétaires de l’immeuble furent des descendants et parents de Louis Daniel Chappuzeau de Baugé, librettiste français du XVIIe siècle.
(10) Gustave RUDLER, La jeunesse de Benjamin Constant. 1767-1794, Paris, Armand Colin, 1909, p. 144.
(11) Par la suite, Jeanbon Saint-André s’installera à la place de Salle, proscrit avec les Girondins.
(12) Pour les adresses des députés, voir le registre des inscriptions (AN, C/II/*2), mais aussi des recueils tels que La Convention, telle qu’elle fut et telle qu’elle est (1793), Almanach national de France, l’an deuxième de la
république française, une et indivisible (1794) etc.
(13) AN, F7 477511, dossier Saint-Just.
(14) AN, MC/ET/CXI/415, acte de vente de la maison, 9 messidor an V (27 juin 1797).
(15) AN, MC/ET/XLVIII/358, inventaire après le décès de Jean-François Verrier, 26 avril 1792.
(16) AN, F7 477511, dossier cité.
(17) N°766 dans la numérotation sectionnaire.
(18) AN, F31 48, pièce 42.
(19) AN, F7 477511, dossier cité, procès-verbal de mise sous scellés.
(20) L’autre logeuse de Saint-Just dont l’Histoire ne se souvient jamais, Marie Anne Boulogne naquit en 1732 à Formerie (Oise) dans la famille d’un chaudronnier. En 1762, elle se maria à Paris avec Augustin Luchet, marchand tapissier. Devenue veuve en 1778, elle sembla désemparée devant la tâche d’élever seule ses sept enfants, et se remaria rapidement avec Pierre Devaux, lui aussi marchand tapissier assez aisé. Une fois ses enfants convenablement établis, Madame Devaux, presque sexagénaire, se sépara de corps et de biens d’avec son second mari en avril 1791. En janvier 1792, elle acheta aux enchères l’immeuble n° 3 de la rue Caumartin moyennant 82 000 livres en assignats, dont elle loua les appartements se réservant celui du 1 er étage. Elle y décéda le 8 juillet 1798.
(21) AD Paris, DQ18 7.
(22) « Numérotage des maisons de Paris », extrait de L’almanach-bottin du commerce de Paris de 1851, reproduit dans : Michel FLEURY (sous la direction de), Concordance entre la numérotation sectionnaire et la numérotation de type actuel de 2466 maisons de Paris, Paris, Commission du Vieux Paris, Rotonde de la Villette, 1995, appendice 1.
(23) AN, MC/ET/XLIII/608, succession Marie-Anne Devaux, 29 prairial an VIII (18 juin 1800).
(24) AN, F 7 477547, dossier Villers, procès-verbal de mise sous scellés. Madame Devaux fut nommée la gardienne des scellés.
(25) AN, MC/ET/XLIII/608, succession Devaux.
(26) AD Paris, DQ10 790, vente des biens de Saint-Just, 12 fructidor an III.
(27) Jean-Paul BERTAUD, La vie quotidienne en France au temps de la révolution (1789-1795), Paris, Hachette, 1983, p. 23-24.
(28) Michel VOVELLE (sous la direction de), L’état de la France pendant la révolution (1789-1799), Paris, La Découverte, 1988, p. 295.
(29) AN, F 17 1198, inventaire des livres de Saint-Just. Cf : Louise AMPILOVA TUIL, Catherine GOSSELIN et Anne QUENNEDEY, « La bibliothèque de Saint-Just : catalogue et essai d’interprétation critique », AHRF, 2015, n° 1, p. 203-222.
(30) La rue Caumartin fut percée en 1779 en prolongement de la rue Thiroux, sous François de Caumartin, prévôt des marchands, suite aux démarches de Charles Marin Delahaye, fermier général. Ce dernier acquit en janvier 1778 le terrain correspondant à la majeure partie de la rue, et entreprit dans les années 1780, avec l’architecte André Aubert, la construction et la vente des hôtels particuliers (cf. Jacques HILLAIRET, Dictionnaire historique des rues de Paris, Paris, Éditions de Minuit, 1967, t.1, p. 284-285). 28 immeubles ont été construits, dont 9 sont restés la propriété de Delahaye (cf. inventaire après le décès de Delahaye, 28 décembre 1790, AN, MC/ET/LVII/599). Ses deux fils ayant renoncé à la succession paternelle, elle fut mise en vente.
(31) À cette époque, le bain reste majoritairement considéré davantage comme
une mesure de santé réservée à un malade, qu’un geste de propreté et d’hygiène quotidienne ; même Louis XVI ne note dans son journal que 43 bains durant sa vie… (Edna Hindie LEMAY, La vie quotidienne des députés aux États Généraux en 1789, Paris, Hachette, 1987, p. 51).
(32) Georges VIGARELLO, Le propre et le sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, Seuil, 2012, p. 121-122.
(33) Patrice BOUSSEL, La maison, dans : La vie populaire en France du moyen âge à nos jours, Paris, éditions Diderot, 1965, t. III, p. 81.
(34) Ainsi, une augmentation générale de 13 % des loyers parisiens a-t-elle été constatée à la fin de l’an III. In : Claude COQUARD, « Locataires, loyers, logements à Paris (1791-1795) », http://claude.coquard.free.fr.
(35) Daniel ROCHE, Le Peuple de Paris, Paris, édition Aubier Montaigne, 1981, p. 112.
(36) AN, MC/ET/XLIII/608, succession Devaux.
(37) Maurice DOMMANGET, Saint-Just, Éditions du Cercle, Éditions de la Tête de Feuilles, 1971, p. 64.
(38) Ibidem, p.64-65. 39 AN, C/2433/2.
(39) Il convient de noter que Saint-Just fut pratiquement le seul député ayant confié de façon régulière la perception de son émolument à un domestique, et ce, depuis au moins le mois de septembre 1793 (les archives pour la période antérieure sont manquantes).
(40) AN, F7 477547, dossier cité.
(41) C//352-353, déclarations d’âge et de mariage, et de fortune des représentants du peuple.
(42) Un détail de l’inventaire des biens de ce denier est particulièrement révélateur de la grosse fortune de Delahaye : on compte dans son linge, pas moins de 136 chemises ! Pour comparaison, il n’y en avait que 6 dans la succession de Saint-Just. Mais la richesse ne rime pas forcément alors avec le confort : le fermier général n’avait pas de cabinet d’aisance chez lui…
(43) Nous tenons à remercier ici M. Marie-François Grau, délégué général de la Fédération française du prêt-à-porter féminin, de nous avoir aimablement fait visiter l’immeuble, alors propriété de la Fédération.