Guy Lemarchand vient de nous quitter. Il avait 89 ans. Né en 1932, élevé principalement par sa mère entre Neufchâtel-en-Bray et Rouen, il entre en seconde au lycée Charlemagne à Paris où il passe et obtient son baccalauréat en 1949. Il poursuit ensuite des études d’histoire à la Sorbonne et d’économie à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris d’où il sort diplômé en 1954. Mais l’histoire est sa passion et il en fera son métier. Avide lecteur, grand connaisseur de l’histoire sociale et politique du XXe siècle, en particulier des deux grandes guerres mondiales, mais également de l’époque médiévale, dont il suivait toujours intensément l’actualité historiographique, Guy Lemarchand, marqué à la Sorbonne par les enseignements de Pierre Renouvin, d’André Aymard, d’Edouard Perroy, mais aussi ceux de Jean Marchal et François Perroux à l’Institut d’Etudes Politiques, se tourne vers Ernest Labrousse pour diriger son DES d’histoire contemporaine sur « le problème ouvrier aux élections générales de 1869 à Paris », pour lequel il obtiendra la meilleure mention. Après avoir été reçu aux concours du CAPES d’histoire et de géographie et de l’agrégation d’histoire en 1958-59, il est affecté au lycée Corneille à Rouen où il succède Gabriel Désert, parti rejoindre l’université de Caen. Il y retrouve celui qui fut son compagnon et son ami pendant près de 70 ans, Claude Mazauric. Attiré par le mouvement ouvrier, mais également par l’histoire économique contemporaine et avec l’accord de celui qu’il considérait comme son maître et pour lequel il nourrissait une très grande admiration, Ernest Labrousse, Guy Lemarchand s’engage dans une thèse d’histoire économique contemporaine sur l’industrialisation de la vallée du Cailly. Mais, les sources se révèlent pratiquement inexistantes et il doit rapidement renoncer à ce projet. Toujours en accord avec Ernest Labrousse, et grâce aux riches fonds des Archives Départementales de la Seine-Maritime, Guy Lemarchand, en 1964, se tourne alors vers une thèse d’histoire moderne qui deviendra son doctorat d’Etat, soutenu un plus de vingt plus tard, sous la direction finale de Michel Vovelle, qui avait lui-même succédé à Pierre Vilar et surtout à Albert Soboul dans cette fonction. La thèse, bientôt publiée au CTHS (La Fin du féodalisme dans le pays de Caux : conjoncture économique et démographique et structure sociale dans une région de grande culture, de la crise du XVIIe siècle à la stabilisation de la Révolution, 1640-1795, Paris, 1989), est un modèle d’analyse, de rigueur et de dépouillement qui, grâce à la connaissance fine et exhaustive des sources normandes de son auteur, reconstruit pas à pas la destructuration économique et sociale sous l’Ancien Régime d’une région normande dont la dimension démographique et la vitalité économique sont comparables, aux 17 et 18e siècles, à ceux d’un royaume européen. La faculté des Lettres de Rouen, qui dépendait alors de l’université de Caen lui propose en 1967, comme à Claude Mazauric deux ans plus tôt, un poste, qu’il accepte et il y devient alors, successivement assistant, maître-assistant, maître de conférences et enfin professeur en 1990. Il y passera toute sa carrière, habitant à quelques centaines de mètres de l’université où il peut recevoir ses étudiants, ses collègues, ses amis, dans son bureau encombré d’une multitude de livres et de revues. A l’université de Rouen, il s’investit dans de nombreuses structures de gestion et de recherche, dirigeant un laboratoire (Centre d’Histoire Comparée de la Transition), un séminaire, remplissant diverses tâches et fonctions électives ou veillant avec attention à la bibliothèque du département d’histoire. Il y forme surtout de très nombreux étudiants et étudiantes, prenant en charge, plus qu’à son tour, les cours de 1er années, souvent délaissés par les plus expérimentés de ses collègues, changeant régulièrement l’intitulé et le contenu de ses enseignements en suivant l’actualité historiographique en histoire moderne, sans jamais cependant délaisser l’histoire sociale et économique française, européenne et mondiale. A côté de cette intense activité pédagogique, il continue à travailler à sa thèse, qui retient une grande part de son attention et de ses recherches, mais se consacre également à de très nombreuses synthèses à la fois sur l’histoire rurale, dont il était un spécialiste internationalement reconnu, sur l’économie des 17e et 18e siècles en France et en Grande-Bretagne (pays dans lequel il jouissait d’une belle réputation), sur l’historiographie et enfin sur la Révolution française, dont il fut lors de la commémoration du bicentenaire un infatigable promoteur, participant à de très nombreux colloques et d’innombrables manifestations. Il en est également à l’occasion le maître d’œuvre, comme pour le colloque Nations, nationalismes, Transitions (XVIe-XXe siècles) qui n’a pas eu, malgré sa publication (Paris, Messidor, 1993), le retentissement qu’il méritait. Il fait paraitre également de nombreux articles fondés sur des recherches nouvelles et originales, à la fois aux AHRF, à la RHMC, revues dans lesquelles il publie également de très nombreuses recensions, aux Annales de Normandie ou encore, parmi encore bien d’autres, aux Cahiers d’Histoire. Revue d’Histoire critique. Il y aborde les thèmes qui lui sont chers et dont il est une référence en la matière : la transition du féodalisme au capitalisme, les structures sociales sous l’Ancien régime et les contestations populaires en Normandie et en France. Une fois sa retraite engagée, Guy Lemarchand veillera d’ailleurs aux mises à jour et à la réactualisation historiographique d’un ensemble d’une dizaine de ses articles rédigés sur une période s’étalant sur plus de trente ans, que nous avions réuni avec mon collègue et ami Yannick Marec, afin de lui rendre hommage et, comme nous l’avons écrit dans notre courte présentation, afin de « former un ensemble cohérent et représentatif de sa démarche historique et des grands axes de sa recherche ».
« Lecteur infatigable », comme le notait Michel Vovelle dans la préface de ce même ouvrage, insistant sur ses qualités de chercheur, sa rigueur (« scrupuleux à l’extrême »), Guy Lemarchand n’arrêta jamais de travailler et ses années de retraite l’ont vu continuer à lire intensément, à publier et à partager son temps avec sa famille, ses enfants et ses petits-enfants, entre son appartement de Mont-Saint-Aignan et sa petite maison, héritage familial, de Sainte-Adresse, son autre « Havre » de paix. Là, de son jardin, avec sa vue plongeante sur la mer, il y entama de très nombreuses lectures qui furent le point de départ de projets ultérieurs et d’ouvrages à venir, dont on retiendra deux synthèses à la portée et à l’érudition remarquables : L’économie en France de 1770 à 1830 : de la crise de l’Ancien régime à la révolution industrielle (Paris, A. Colin, 2008) et Paysans et Seigneurs en Europe : une histoire comparée, XVI-XIXe siècles, Rennes, PUR, 2011).
Guy Lemarchand s’est éteint le 29 mars 2022, mais son œuvre restera encore pendant de nombreuses années le témoignage vivant de l’école historique française des Trente glorieuses et bien au-delà. Toutes nos pensées accompagnent en ces moments si difficiles, ses enfants, Patricia et Laurent et leurs familles.
Pascal Dupuy, Université de Rouen Normandie