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In memoriam Jean-Pierre Gross (1937-2023), par Marc Belissa

Jean-Pierre Gross (1937-2023)

Comme beaucoup d’historiens de ma génération, j’ai rencontré Jean-Pierre Gross par sa thèse sous la direction de Marcel Reinhard et d’Albert Soboul et consacrée à Saint-Just, sa Politique et ses Missions, thèse soutenue en 1972 et publiée en 1976. Bien plus tard, j’ai pu rencontrer et travailler avec Jean-Pierre, un homme absolument charmant, d’une distinction remarquable et d’une trop grande modestie mais aussi un historien solidement attaché à la vision citoyenne, démocratique et sociale de la Révolution française.
Jean-Pierre Gross est né à Neuilly-sur-Seine en 1937 dans une famille franco-anglaise aisée et artistique. Son père Anthony était un célèbre peintre, graveur et sculpteur qui a longtemps vécu en France. Sa mère était une artiste de mode française.
Toujours entre France et Angleterre, Jean-Pierre Gross étudia à Londres (Westminster) et à Oxford (Queen’s College) mais c’est à Paris, à la Sorbonne, qu’il prépara ensuite sa thèse d’histoire sur les missions de Saint-Just et de Lebas aux armées d’Alsace et du Nord qui fait toujours référence. Son activité professionnelle principale n’était cependant pas l’enseignement et la recherche à l’Université. Sa carrière de fonctionnaire international le mena en Afrique et Amérique latine, puis au siège de l’Alliance atlantique à Bruxelles pendant 23 ans. Il continua parallèlement ses recherches d’historien, qui l’amenèrent à approfondir son interprétation de la Révolution française comme Révolution des Droits de l’Homme et du Citoyen. Jean-Pierre Gross prit sa retraite en 2000. Il se fixa en France, et en Bourgogne en particulier, où il résidait encore au moment de son décès à l’âge de 85 ans.
Outre sa thèse consacrée à Saint-Just, Jean-Pierre Gross a contribué à notre revue par plusieurs articles importants sur l’égalitarisme jacobin, les décrets de Ventôse, les politiques sociales de la Convention et des représentants en mission de l’an II. Récemment encore, il a participé au recueil collectif sur Robespierre (Michel Biard et Philippe Bourdin (dir.), Robespierre. Portraits croisés, Armand Colin, 2014) en présentant l’Incorruptible comme le militant par excellence des Droits de l’Homme et du Citoyen. Jean-Pierre Gross s’intéressait particulièrement aux questions de l’impôt progressif, de la répartition des richesses et des politiques dynamiques de l’égalité dans la période révolutionnaire ou encore à la question du statut des domestiques comme dans le recueil Républicanismes et Droit naturel (coordonné par Yannick Bosc, Florence Gauthier et moi-même chez Kimé en 2009).
Son autre ouvrage majeur a connu trois éditions différentes : la première en anglais intitulée Fair Shares for All. Jacobin Egalitarianism in Practice est parue en 1997, la deuxième augmentée en français sous le titre de Égalitarisme jacobin et droits de l’homme 1793-1794 : la Grande Famille et la Terreur en 2000 et enfin Égalitarisme jacobin et droits de l’homme que j’ai eu l’honneur de rééditer avec Yannick Bosc aux Éditions Kimé en 2016, l’ouvrage étant épuisé depuis longtemps.
À rebours d’une tradition historiographique confondant et assimilant An II et « totalitarisme » « Terreur » et violence politique, « jacobinisme » et « dictature », révolution et « politique bourgeoise-libérale », Jean-Pierre Gross s’attacha d’une part à décrire les soubassements philosophiques et intellectuels de l’égalitarisme républicain hérité des réflexions économiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle et mis au jour par Simone Meyssonnier (le « libéralisme égalitaire ») mais il étudia surtout les pratiques économiques et sociales d’un groupe de représentants en mission (dans le Sud-Ouest notamment) en l’an II. Jean-Pierre Gross étudia dans l’archive — et non à partir de catégories a priori comme celles « d’économie dirigée » ou « libéralisme » — la manière dont la République de l’an II a tenté de mettre en œuvre les principes républicains contenus dans les Déclarations des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 et 1793. Gross montra que ces représentants en mission (Montagnards pour la plupart) ne partaient pas de conceptions théoriques dogmatiques mais s’étaient attachés à trouver des solutions égalitaires, et donc républicaines, au problème des subsistances, des aides et de la bienfaisance non en imposant de manière « dictatoriale » un prétendu « libéralisme bourgeois » mais en partant du droit à l’existence pour régler les problèmes de ravitaillement, des salaires, du droit au travail et aux secours, du droit à l’instruction publique, etc. Pour rendre compte de ces pratiques, Jean-Pierre Gross mobilisa à plusieurs reprises dans ces travaux la catégorie de « l’économie fraternelle » reprise du Conventionnel Jean-Baptiste Bô. De ce point de vue, Jean-Pierre Gross a beaucoup influencé les travaux d’une nouvelle génération de jeunes chercheurs (citons notamment Aurélien Larné et Suzanne Levin). Jean-Pierre Gross a également montré que l’égalitarisme républicain était nécessairement fraternel et libéral au sens du libéralisme humaniste et non du prétendu « libéralisme économique ». Il a bien vu et démontré que le libéralisme égalitaire de la Montagne était un projet de société humaniste reposant sur la justice sociale et la réciprocité de la liberté et du droit à l’existence, qui connut un début d’application, certes éphémère, en 1793 et 1794.
Son dernier ouvrage, en 2011, Héros et martyrs de l’État de droit. France, Pologne, Russie, 1789-1831, ne trouva, hélas, pas d’éditeur et Jean-Pierre préféra le publier au format électronique. Dans celui-ci, il élargissait la focale par rapport à ses travaux antérieurs pour étudier les dynamiques révolutionnaires du droit naturel sur une autre échelle, celle de l’Europe, et notamment à l’espace russo-polonais. Comme il l’écrivait dans cet ouvrage, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen était un « préalable de l’État de droit », une norme supérieure à la constitution et la base de la législation. Il ajoutait que « ces droits dits « naturels, inaliénables et sacrés » dans la version française de 1789, [étaient] conçus comme les « parents de la loi », au dire de Amartya Sen, c’est-à-dire comme géniteurs du droit ». C’est ainsi que « la France, après l’Amérique, [avait] conçu la démocratie, comme système de gouvernement participatif et délibératif, où les citoyens contribu[ai]ent à l’élaboration de la loi, élis[ai]ent représentants et s’inform[ai]ent grâce à la liberté de la presse ». L’État de droit — c’est-à-dire la démocratie républicaine et pas seulement un État organisé par des « institutions » au sens actuel du terme selon Gross — et l’autoritarisme ou le despotisme étaient donc antithétiques. La question était évidemment centrale dans l’espace russo-polonais.
Homme d’une grande culture et d’une grande ouverture d’esprit, Jean-Pierre Gross fut un historien humaniste ayant ouvert des pistes de recherche fructueuses et qui n’ont pas épuisé leurs potentialités. Le meilleur hommage à lui rendre — et qu’il aurait sans doute apprécié — consistera à poursuivre son travail sur le terrain des pratiques sociales de la République démocratique de l’an II comme sur le terrain de la propagation du républicanisme en Europe.

Marc Belissa, maître de conférences émérite Université Paris Nanterre