In memoriam Bernard Bodinier (1944-2023), par André Goudeau

Bernard Bodinier (1944-2023)

Bernard Bodinier nous a quittés le 12 novembre dernier. La maladie qu’il a affrontée avec courage l’a emporté prématurément. Sa disparition laisse sa famille, ses collègues et ses amis dans la peine.

Originaire de la Mayenne où il est né en 1944, Bernard Bodinier a poursuivi ses études secondaires au Mans avant de venir s’installer en Normandie. Nommé professeur d’histoire-géographie au Lycée des Fontenelles de Louviers, il y a enseigné pendant plus de vingt ans, marquant profondément des générations d’élèves en raison de son engagement pédagogique et de son enthousiasme, les initiant aux recherches démographiques et en leur communiquant le goût de l’histoire et des sources.

Parallèlement à sa tâche d’enseignant, Bernard s’engage dans un important travail de recherche fondée sur un corpus de sources de premier ordre sous la direction d’Albert Soboul, Directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française à la Sorbonne. Sous sa direction et avec le soutien de Guy Lemarchand et de Claude Mazauric de l’Université de Rouen, il prépare une thèse de doctorat d’État consacrée à « la vente des biens nationaux », un champ historique qui avait été complètement délaissé non seulement dans le département de l’Eure et pour une grande partie de la Normandie, mais à l’échelle de tout le pays. Après le décès d’Albert Soboul, cet ambitieux travail universitaire a été conduit à sa fin heureuse sous la direction de Michel Vovelle qui en avait pris le relais. La thèse de doctorat d’État de Bernard consacrée à la vente des biens nationaux dans l’Eure de 1789 à 1827, soutenue avec succès à Paris I en 1988, est rapidement devenue la matrice de multiples travaux de recherches plus ou moins identiques concernant tout le territoire national.

Élu ensuite maître de conférences à l’IUFM de Rouen et rejoignant le centre de recherche ad hoc de l’Université de Rouen, Bernard Bodinier a poursuivi son enquête en élargissant la problématique initiée par sa thèse de doctorat, puis a entrepris de réaliser, en collaboration avec Eric Teyssier, alors ingénieur de recherche à  Montpellier, une synthèse consacrée à la vente des biens nationaux dans l’ensemble du pays, grand ouvrage que le Comité des travaux historiques et scientifiques du Ministère de la recherche et de l’Education nationale, en collaboration avec la Société des études robespierristes,  a édité puis réédité avec succès. Cette tâche impressionnante qui a abouti en 2000 à la publication de l’ouvrage sous le titre L’événement le plus important de la Révolution française : la vente des biens nationaux (1789-1867), reprend une citation d’un historien d’autrefois, Georges Lecarpentier, qui s’était déjà intéressé à cet important transfert de la propriété réalisé sous la Révolution, mais sans en avoir exactement mesuré la portée et les effets structurants. Les auteurs, grâce à de nouvelles méthodes de dépouillement utilisant l’informatique et l’ordonnancement numérique en ont proposé une synthèse fondée sur l’exploitation de 850 monographies. Comme le souligne Jean-Marc Moriceau, professeur à l’Université de Caen et spécialiste de l’histoire agraire de la France dans la préface : « L’importance du travail de synthèse réalisé est un tour de force. Il dote la communauté historienne d’un outil de référence sans équivalent. Désormais les mesures quantitatives et les distributions géographiques sont établies ».

Tout en menant ce travail de synthèse, Bernard Bodinier, devenu Professeur des universités en fonctions à l’IUFM et rattaché à l’Université de Rouen jusqu’à sa retraite, a simultanément étudié les conséquences de ce transfert du foncier et du patrimoine immobilier dans divers espaces géographiques ainsi que les conséquences différentielles que cela devait entraîner pour l’Église, la noblesse ou la bourgeoisie française, publiant de nombreux articles dans diverses revues de recherche ou spécialisées : la Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, Études normandes, les Annales historiques de la Révolution française, les Annales de Normandie ou Connaissance de l’Eure…. Tout naturellement, l’historien des biens nationaux a participé au Pôle « Société et Espaces Ruraux » de la Maison de la Recherche en Sciences Humaines de l’université de Caen. Plus tard, il devient secrétaire de l’Association d’Histoire des sociétés rurales que préside Jean-Marc Moriceau, rédigeant plusieurs articles dans la revue Histoire des sociétés rurales. A côté de cet intérêt pour le monde agricole, il étudie également les fabriques et les manufactures de l’Eure à la veille de la révolution industrielle qu’il s’agisse des verreries ou de l’activité textile.

Alors qu’on célèbre le Bicentenaire de la Révolution, Bernard Bodinier consacre de nombreux articles à la décennie révolutionnaire et présente des communications marquantes dans divers colloques sur des sujets variés : la vie des sociétés populaires, les juges de paix dans l’Eure, ce « département sans terreur sanguinaire », ou encore sur « les notables » après Brumaire et sous le Premier empire.

A ces textes, il faut ajouter de nombreuses contributions consacrées à l’histoire de l’enseignement, en raison de son métier de professeur exerçant dans un Institut de formation des maîtres. La question laïque, le rôle des institutrices, les politiques scolaires, autant de questions qui furent abordés en particulier dans Trames, la revue de l’IUFM rouennais.

Universitaire omniprésent qui enseignait à Rouen, il resta toutefois toujours très attaché à la cité lovérienne où, d’ailleurs, il siégea comme conseiller municipal pendant plusieurs années. L’histoire de la ville le passionnait et il consacra plusieurs articles à Louviers en 1870, à ses associations locales ou encore à « l’enracinement lovérien de Pierre Mendès-France ». Autant de thèmes abordés lors de conférences données dans le cadre de la Société d’Études Diverses de Louviers que Bernard présida pendant dix-neuf ans, de 1996 à 2015. Sous sa direction, la vieille SED, fondée en 1893, est devenue une véritable société savante, publiant régulièrement des ouvrages consacrés à l’histoire et au patrimoine de la ville et de sa région comme Écoles et mairies du pays de Louviers ou la Grande guerre des lovériens. L’industrie textile lovérienne le passionnait et les dynasties de fabricants n’avaient pas de secrets pour lui, de même que les bâtiments des manufactures où a fonctionné cette industrie drapière. Il se pencha également sur la concurrence entre Elbeuf et Louviers, la rivalité entre les deux villes nées lors la création des départements se renforçant avec le développement de l’activité textile.

Très attaché au rôle pédagogique des sociétés savantes en matière historique, Bernard Bodinier s’est investi dans la Fédération des sociétés historiques et archéologiques de Normandie qu’il présida pendant six ans, de 2007 à 2013. Pour celle-ci, organisatrice chaque année d’un congrès sur un thème différent, Bernard y présenta régulièrement des communications. A partir de 2007, il dirigea lui-même la publication des actes, recueillant les différents textes, les relisant et les corrigeant. Estimant sans doute que ces recherches restaient trop méconnues, Bernard en a entrepris de rédiger une synthèse intitulée : Un demi-siècle d’histoire normande, l’apport des 50 congrès de la FSHAN paru en 2015.

Qu’on m’autorise ici une note personnelle. J’ai travaillé avec Bernard tout d’abord en participant à la rédaction de l’ouvrage L’Eure de la Préhistoire à nos jours, publié sous sa direction en 2001. Ensuite, ensemble, nous avons commenté et retranscrit les procès-verbaux de la Société populaire de Bernay, avant de nous répartir la rédaction des différentes notices consacrées aux élus de l’Eure à la Convention nationale, dans le cadre du Dictionnaire des conventionnels, publié en 2022. Tout récemment, nous menions des recherches sur différents établissements scolaires de l’Eure en vue de la publication d’un ouvrage consacré à l’enseignement primaire supérieur en Normandie. Tout au long de ces recherches poursuivies en commun, j’ai pu apprécier sa rigueur intellectuelle, sa disponibilité et sa grande capacité de travail.

Avec tous ses travaux concernant aussi bien l’histoire locale que nationale et en particulier sa synthèse consacrée à la vente des biens nationaux, Bernard Bodinier a apporté une contribution majeure à l’histoire de la Révolution française. Sa disparition nous a plongés dans une grande tristesse, mais il nous reste son souvenir et son œuvre à la fois savante et stimulante.

André Goudeau