Disparitions

Hommage à Bernard Plongeron, par Philippe Boutry et Paul Chopelin

Bernard Plongeron (1931-2024)

Le Père Bernard Plongeron nous a quittés, à Paris le 26 janvier 2024, à près de 93 ans. Il était né à Meaux le 5 mars 1931. Il occupait dans l’histoire de la Révolution française et, plus largement, de ce qu’il aimait appeler les secondes Lumières, une place à la fois considérable et singulière. Il maîtrisait par son érudition, sa culture et son intelligence un domaine essentiel à la compréhension des bouleversements qui s’opèrent au tournant du xviiie et du xixe siècle dans le droit, l’économie, la société, le politique et la pensée : le champ religieux. Il était d’une part prêtre catholique, ordonné pour l’ancien diocèse de Paris et incardiné dans le nouveau diocèse de Nanterre, et d’autre part directeur de recherches au CNRS, membre de la Société des études robespierristes. Sa thèse d’État, publiée sous le titre de Théologie et politique au siècle des Lumières (1770-1820), avait été soutenue à deux reprises : le 18 mars 1972 comme thèse de théologie, sous la présidence du futur cardinal Paul Poupard, alors directeur de l’Institut catholique de Paris, devant un jury qui comprenait René Rémond, président de l’université de Nanterre ; et le 5 mai 1973 comme thèse d’histoire, salle Louis Liard en Sorbonne, sous la présidence d’Albert Soboul, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, devant un jury formé du chanoine belge Roger Aubert, historien du pape Pie IX, et des professeurs Jean Delumeau et René Taveneaux, spécialistes du catholicisme moderne et du jansénisme. À la veille du Bicentenaire, Michel Vovelle, directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française, lui avait confié et « délégué » en quelque sorte l’organisation de la rencontre scientifique consacrée à la dimension religieuse de la Révolution : Bernard Plongeron avait présidé à l’organisation et à la publication des actes du colloque de Chantilly sous le titre de Pratiques religieuses, mentalités et spiritualités dans l’Europe révolutionnaire (1770-1820) qui constitue un apport majeur à une histoire religieuse renouvelée de la Révolution française.

Historien, prêtre et chercheur, Bernard Plongeron était fils d’enseignant. Il avait poursuivi ses études secondaires aux lycées Saint-Louis-de-Gonzague puis Saint-Jean-de-Passy et ses études supérieures à l’Institut d’études politiques de Paris puis au séminaire des Carmes, lieu des massacres de septembre 1792. Il rendra hommage en 1980 dans les AHRF à l’un de ses professeurs, Mgr Jean Leflon, successeur du chanoine Paul Pisani à la chaire d’histoire religieuse de la Révolution française de l’Institut catholique de Paris, qui avait soutenu en 1938 sous la direction de Georges Lefebvre sa thèse sur l’abbé Bernier et son rôle dans les guerres de Vendée et les négociations du Concordat. Professeur d’histoire et de géographie au lycée Sainte-Croix-de-Neuilly, il est ordonné prêtre à Paris le 23 décembre 1964 alors que s’achève le second concile du Vatican dont sa formation intellectuelle et spirituelle porte la marque. Il entre au CNRS dès 1963 : il y sera successivement attaché de recherches, maître de recherches puis directeur de recherches en 1983. Professeur d’histoire contemporaine à l’Institut catholique de Paris de 1973 à 1998, où il joue un rôle majeur dans la formation du clergé parisien à la discipline historique, il assume d’autre part d’importantes responsabilités universitaires : au sein du CNRS, il est membre du Comité national (section d’histoire moderne et contemporaine) de 1969 à 1980 puis de 1987 à 1991 et dirige de 1985 à 1992 le Groupement de recherches d’histoire religieuse moderne et contemporaine ; il est membre du Comité national des travaux historiques et scientifiques de 1966 à 2002 ainsi que du Comité scientifique de la Mission du Bicentenaire de la Révolution française de 1986 à 1989. Il est également membre de la Société des études robespierristes, de la Société d’histoire religieuse de la France et de l’Académie Saint-Charles-Borromée de Milan, ainsi que des comités de rédaction de la Revue d’histoire de l’Église de France et des Annales historiques de la Révolution française. Retiré à Meaux dans ses dernières années, il a fait don de son corps à la science. Des obsèques religieuses ont été célébrées par un clergé nombreux dans sa paroisse parisienne de Notre-Dame-des-Champs.

Bernard Plongeron entre en histoire de la Révolution française en suivant les cours de Jean Leflon à l’Institut catholique de Paris, ainsi que ceux de Marcel Dunan et de Marcel Reinhard à la Sorbonne. C’est l’époque d’un changement radical de perspective sur la place du religieux dans la décennie révolutionnaire, après la parution de trois synthèses marquantes par André Latreille (1946-1950), Charles Ledré (1949) et Jean-Leflon (1949). Comme l’écrit Bernard Plongeron lui-même au sujet de Jean Leflon et d’André Latreille, « après eux il redevenait possible de réfléchir scientifiquement au phénomène de déchristianisation et d’envisager sous un aspect plus positif le rôle du clergé constitutionnel ». Marcel Reinhard, qui s’intéresse alors aux liens entre religion, révolution et contre-révolution, objet de son cours magistral de Sorbonne au début des années 1960, l’oriente vers l’étude du serment, qui donne lieu à la soutenance d’un mémoire de DES sur Les congrégations séculières d’hommes à Paris devant le serment constitutionnel, sujet élargi aux communautés régulières d’hommes pour une thèse de 3e cycle soutenue le 8 mars 1963 et publiée l’année suivante chez Vrin, dans la collection de la Société d’histoire ecclésiastique de la France. Cette volumineuse étude, fruit de patients dépouillements dans les archives et dans les bibliothèques parisiennes, offre un large échantillon d’itinéraires d’ecclésiastiques avant et après le serment de 1790. Elle permet de comprendre finement les ressorts de l’adhésion ou non à la constitution civile du clergé, entre effet de groupe, réactivation de conflits antérieurs et voies personnelles d’adaptation au nouvel ordre socio-politique. Avec cette thèse, Bernard Plongeron dégage un ensemble de pistes de recherche qui guident ses travaux au cours des trente années suivantes.

La question de la déchristianisation, renouvelée par les travaux de sociologie religieuse de Gabriel Le Bras et du chanoine Fernand Boulard, hante alors les esprits des historiens catholiques, désireux de comprendre les origines des profondes mutations culturelles des sociétés occidentales des années 1950-1960. À la demande de Marcel Reinhard, Bernard Plongeron étudie les abdications de prêtres parisiens en l’an II dans le cadre d’une grande enquête sur les prêtres abdicataires, à laquelle participent notamment Michel Vovelle et Jean-René Suratteau, enquête dont les résultats sont discutés lors du 89e Congrès national des sociétés savantes à Lyon en 1964. Ces recherches conduisent Bernard Plongeron à engager une profonde réflexion sur l’écriture de l’histoire religieuse de la Révolution autour de trois problèmes clés : le serment, la déchristianisation et les mutations de l’ecclésiologie catholique. Il publie deux importants articles historiographiques dans les AHRF, qu’il complète par un troisième chapitre inédit dans un volume publié en 1969 : Conscience religieuses en Révolution. Regards sur l’historiographie religieuse de la Révolution française. Bernard Plongeron achève de déconstruire le mythe d’une Église réfractaire unanime et faisant bloc contre « l’impiété révolutionnaire », tel que forgé par l’historiographie intransigeante du xixe siècle. Il démontre l’existence d’une pluralité d’attitude face aux différents serments imposés par les autorités révolutionnaires au cours de la décennie 1790, relevant au passage les non-dits du dossier de béatification des martyrs de septembre 1792. Il expose surtout les profonds débats qui agitent une chrétienté en crise au xviiie siècle, une crise qui n’est pas une « décadence » ou le fruit d’un « complot antichrétien », mais plutôt une inévitable recomposition des positions théologiques face au changement de paradigme intellectuel des Lumières. Avec son précieux guide des sources en annexe, cette mise au point historiographique reste encore aujourd’hui incontournable pour saisir les enjeux religieux de la période révolutionnaire. Ce goût pour les bilans historiographiques se traduit au cours des années suivantes, et jusqu’au Bicentenaire, par plusieurs contributions, articles de revues ou communication à des colloques, sur l’état de la recherche en histoire religieuse des xviiie-xixe siècles.

Mais plus que l’Église réfractaire, qui n’a finalement retenu son attention qu’à travers la figure de Monsieur Émery, c’est l’Église constitutionnelle, mal aimée de toutes les traditions historiographiques, qui devient son principal objet d’étude. La fréquentation de la Bibliothèque de la Société de Port-Royal à Paris, dont il devient rapidement l’un des piliers, l’amène à consulter le riche fonds d’archives d’Henri Grégoire, témoignage essentiel sur l’activité de la seconde Église constitutionnelle réorganisée dans le cadre du régime de séparation de 1795-1801. Il y découvre un ambitieux projet ecclésiologique de rechristianisation de la société française après le choc de la campagne de « défanatisation » de l’an II, projet concrétisé par la tenue de conciles provinciaux et de deux conciles nationaux en 1797 et en 1801. Il publie en 1969 la correspondance échangée entre 1796 et 1830 par Grégoire et Dom Grappin, un prêtre constitutionnel comtois, gardien des traditions gallicanes et de l’héritage républicain dans le diocèse de Besançon. Pour Bernard Plongeron, ces débats font écho à ceux qui traversent la chrétienté des années 1960 : « ils défendent une certaine conception du sentiment religieux qui, aujourd’hui, à la lumière du Concile de Vatican II, nous apparaît singulièrement actuel ». Henri Grégoire et son idéal républicain catholique constituent dès lors un thème récurrent de ses recherches. Au moment du Bicentenaire, pour accompagner l’entrée au Panthéon de l’évêque constitutionnel de Blois (décembre 1989), il publie un recueil d’articles qui replace les combats de cet infatigable défenseur des droits de l’homme dans la pensée de son temps. Malheureusement, la grande biographie de Grégoire, que ses collègues et amis attendaient tant, n’a jamais vu le jour.

Sa thèse d’État sur Théologie et politique au siècle des Lumières, (1770-1820), soutenue à la fois en théologie et en histoire, suscite un très vif intérêt lors de sa parution chez Droz en 1973. « Livre abstrait mais dense », juge Jean Delumeau dans un compte rendu, « où se développe la réflexion extrêmement originale d’un théologien-historien ». En s’efforçant de penser ensemble la sécularisation croissante de la société du XVIIIe siècle et l’émergence d’une Aufklärung catholique au sein de la théologie chrétienne, catholique et protestante, Bernard Plongeron confère une intelligibilité nouvelle à l’effort intellectuel des secondes Lumières vers une autonomie du politique, une séparation accrue des pouvoirs temporel et spirituel et un déplacement des débats qui concernent des champs aussi cruciaux que la valeur des sacrements, la situation du chrétien comme citoyen ou l’organisation des Églises. Il mobilise pour ce faire un panel extrêmement large et neuf de réflexions, de débats et de textes, souvent méconnus, de la Somme de saint Thomas d’Aquin à ses reformulations du xvie siècle et du jansénisme aux philosophes et aux idéologues, jusqu’à la pensée contre-révolutionnaire du premier xixe siècle, afin d’éclairer les lignes de force du catholicisme des Lumières, de réévaluer la théologie et l’ecclésiologie de l’Église constitutionnelle, de démontrer la montée en puissance d’une anthropologie nouvelle, avant d’analyser les limites et les échecs de ce moment intense et contrarié de retour aux sources de l’Église primitive combiné à une ouverture à la modernité.

Une décennie plus tard, avec le colloque de Chantilly (27-29 novembre 1986), Bernard Plongeron s’efforce de conjuguer ces approches nouvelles en termes de théologie politique à la réflexion qu’il a contribué à développer autour de la notion de « religion populaire » à travers deux ouvrages collectifs publiés en 1976 (La Religion populaire dans l’Occident chrétien. Approches historiques ; Le Christianisme populaire. Les dossiers de l’histoire, avec Robert Pannet) et l’apport des sept volumes du Répertoire bibliographique de La Piété populaire en France, qu’il a dirigés avec Paule Lerou. Les Actes de Chantilly, publiés en 1988 avec le concours de Paule Lerou et Raymond Dartevelle, constituent l’aboutissement d’un moment de la réflexion internationale sur la « révolution religieuse » de la fin du xviiie siècle : les 62 contributions réunies explorent à nouveaux frais la vie religieuse et la sacramentalisation des fidèles en temps de révolution, les évolutions de la catéchèse, de la prédication et de l’iconographie, les transformations de la vie associative et des dévotions, les résistances cultuelles et les mutations culturelles, la situation des minorités religieuses protestante et juive, les formes d’eschatologie et de millénarisme impulsées par l’avènement des « temps nouveaux », l’émergence enfin de la religion révolutionnaire à travers le processus multiforme d’un « transfert de sacralité ». Entre théologie politique, religion prescrite et religion vécue, religion des clercs et religion populaire, c’est une transition religieuse, plus qu’un affrontement, qui se dessine. « J’ai le sentiment », dit Philippe Joutard en ouvrant les travaux, « que l’histoire religieuse, à la fois par sa méthode, par les sources utilisées et par la place qu’elle occupe au cœur de toute réalité historique, est capable d’élaborer non seulement l’histoire de la Révolution, mais plus largement l’histoire tout court. » La réflexion engagée lors de ce colloque a conduit Bernard Plongeron à élaborer une nouvelle grille d’enquête sur le devenir du clergé catholique dans la France révolutionnaire, suivant une approche débarrassée des anciens jugements de valeur et attentive à la religion vécue. Cette grille a été utilisée par les auteurs de la collection « Hommes de Dieu et Révolution » (Brepols), dont trois volumes seulement – Provence, Alsace et Belgique – sont parus entre 1992 et 1995, signe d’un essoufflement de la recherche universitaire en histoire religieuse de la Révolution française, passé l’effet Bicentenaire. Le colloque de Saint-Florent-le-Vieil (mai 1993), pour lequel il revient sur la question des divisions de l’épiscopat réfractaire face à la République directoriale, constitue un important jalon dans l’étude des rapports entre politique et religion à l’âge des révolutions, mais cette rencontre ne parvient pas à relancer une réelle dynamique de recherche collective. Quant au tome 9, « Religion » (1996), de l’Atlas de la Révolution française, il est, il faut le regretter, réalisé sans sa participation.

Les derniers travaux de recherche de Bernard Plongeron ont enfin porté principalement sur la période napoléonienne, la théologie politique concordataire et le conflit entre le pape et l’empereur. Il les a réunis en 2006 en un recueil d’articles, Des Résistances religieuses à Napoléon, 1799-1813. On y trouve en particulier une remarquable contribution, publiée en 1982 dans la RHEF, « Cyrus ou les lectures d’une figure biblique dans la rhétorique religieuse de l’Ancien Régime à Napoléon », qui explore les références et les usages du nom de l’empereur des Perses qui a rétabli Israël pour dessiner le rôle du monarque bienveillant mais étranger à la foi, qui s’incarne durant l’Empire en la personne de Napoléon. C’est pour l’historien, avec érudition et nuance, l’occasion d’analyser la politique religieuse de l’empereur, les conditions de la « pacification religieuse » qu’il impose à la France, la nature de son « gallicanisme », les tensions et les équivoques de la « réconciliation » des anciens évêques constitutionnels, les résistances qu’il doit affronter et jusqu’à la figure du pape Pie VII qu’il réduit, dans ses prisons de Savone puis de Fontainebleau, à la figure d’un « pape aux liens ».

Bernard Plongeron nous laisse enfin un ensemble de précieuses synthèses sur l’histoire religieuse du xviiie siècle et de l’âge des « seconde lumières ». Sa Vie quotidienne du clergé français au xviiie siècle (1977), au ton souvent caustique, mais d’une solide érudition, a rendu bien des services aux dix-huitiémistes, jeunes ou moins jeunes, qui découvraient une société ecclésiastique dans toute sa diversité de statuts et de positionnements intellectuels, loin des habituels lieux communs sur le sujet. Outre le tome VII (1975) de la collection 2000 ans de christianisme, il a coordonné avec Claude Savart le tome IX (1987) de l’Histoire des saints et de la sainteté chrétienne des Éditions Hachette, occasion pour lui de partager avec un large public ses travaux sur le lien entre politique et religion au xviiie siècle (avec un intérêt particulier pour la figure contrastée de Benoît-Joseph Labre, le « saint mendiant », entre empreinte janséniste, pauvreté volontaire, intransigeance et romanité), mais aussi de proposer un cadre de compréhension raisonné de la persécution religieuse de l’époque révolutionnaire, à égale distance de l’hagiographie intransigeante et des œillères de l’historiographie républicaine. Surtout, Bernard Plongeron a été le maître d’œuvre des Défis de la modernité (1750-1830), le tome X (1997) de l’Histoire du christianisme, cette grande entreprise de synthèse à l’échelle mondiale, manifeste d’une nouvelle histoire religieuse attentive tant à l’histoire institutionnelle, dans toutes ses variantes locales, qu’au vécu des fidèles. Ce tableau d’une chrétienté fragmentée, à l’épreuve de la sécularisation des Lumières reste un outil précieux pour entrer dans cette période et en saisir toutes les contradictions, entre quête d’un idéal primitiviste, désirs d’émancipation et replis contre-révolutionnaires. Dans les chapitres qu’il a lui-même rédigés, on retrouve cette grande attention portée à la parole des acteurs et à son questionnement critique selon une démarche caractéristique de son enseignement à l’Institut catholique de Paris. Les étudiants de son séminaire doctoral, « L’autorité et les autorités en régime de civilisation chrétienne » (1977-1996), ont été marqués par ses séances de commentaire de documents, lesquelles donnaient lieu en fin d’année à l’impression d’un fascicule reproduisant les analyses discutées par le maître. Plusieurs de ses élèves ont ensuite suivi une brillante carrière universitaire en histoire religieuse, mais rares sont ceux qui ont suivi le sillon tracé en histoire des « secondes Lumières ». Bernard Plongeron laisse derrière lui une terre féconde, promesse de belles récoltes pour une histoire équilibrée et incarnée de la Révolution française, où le religieux occupe toute la place qui lui est due.

Philippe Boutry

Paul Chopelin