L'histoire de la SER

Pourquoi nous sommes robespierristes?

La conférence dont on peut lire le texte ci-après a été faite par l’historien Albert MATHIEZ à l’École des hautes études sociales le 14 janvier 1920.

Ce texte a été publié dans la Grande Revue d’avril 1920, et repris en clôture du recueil Robespierre terroriste (Paris, La Renaissance du livre, 1921).

POURQUOI NOUS SOMMES ROBESPIERRISTES ?

À ceux d’entre vous qui seraient tentés de croire que le seul souci de l’actualité a inspiré les conférences sur Robespierre que nous organisons cette année dans cette École si accueillante à toute pensée sincère, je dois fournir une explication préliminaire. Nous n’avons pas attendu ni la grande guerre, ni le bolchevisme, ni la Chambre introuvable pour tourner nos regards vers le chef si calomnié de la Montagne. Notre société des études robespierristes existe depuis 1908, C’est une société historique, un atelier de libres recherches qui a poursuivi son œuvre, j’ose le dire, sans autre préoccupation que celle de la vérité. Et ce sont quelques-uns des résultats de ces recherches que mes collaborateurs et moi nous aurons l’honneur de vous exposer.

Mais pourquoi, dès 1908, avons-nous cru qu’il était utile, qu’il était urgent d’étudier Robespierre et de plaider enfin sur pièces ce grand procès que Cambacérès renvoyait au jugement de la postérité ? C’est de toute évidence que les ardentes apologies dantonistes parues dans le dernier quart du XIXe siècle, et les non moins ardentes diatribes anti-robespierristes dont elles se doublaient, ne nous avaient pas convaincus.

Il nous semblait difficile d’admettre que l’homme d’État, qui jouit de son vivant d’une popularité immense, telle qu’il n’y en eut peut-être jamais, et dont la mort laissa un tel vide que la République fut ébranlée jusqu’à la base, n’aurait été qu’un politicien médiocre presque dénué de talents ; il nous semblait impossible de croire que celui que les Sans-Culottes surnommaient l’Incorruptible n’aurait été qu’un ambitieux sans scrupule qui n’aurait eu de la vertu que le masque. Nous remarquions que les thermidoriens eux-mêmes, depuis Cambon jusqu’à Barras en passant par Barère, avaient déploré amèrement, au temps de l’Empire et de la Restauration, la lourde faute qu’ils avaient commise en renversant avec Robespierre la République honnête, la République véritable. Nous enregistrions leurs mea culpa et nous constations que tous les républicains de la période héroïque, ceux qui connaissaient plus les prisons et les échafauds que les places et les honneurs, avaient vénéré la mémoire de Robespierre comme celle d’un grand patriote qui n’avait jamais désespéré de la victoire et qui avait été l’âme du glorieux Comité de Salut public, comme celle d’un grand démocrate, victime de sa foi, dont ils se proclamaient fièrement les disciples et les continuateurs.

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Robespierrisme et Démocratie furent une seule et même chose dans l’esprit de nos pères jusqu’après 1848. Nous ne pouvions parvenir à comprendre que les contemporains et leurs successeurs immédiats se fussent aussi lourdement trompés que de considérer comme un précurseur et un prophète l’homme qu’on nous représente volontiers aujourd’hui comme un politique rétrograde encore imbu de l’esprit du passé.

Mais si nous pressions l’argumentation de nos adversaires, nous constations avec étonnement qu’elle se réduisait en somme à trois griefs.

Le premier, très ancien, ramassé dans la boue thermidorienne, consistait à rejeter sur Robespierre, comme sur un bouc émissaire, la responsabilité exclusive du sang versé sous la Terreur.

Le second, héritière de l’hébertisme réchauffé par Michelet et Quinet, consistait à faire un crime à Robespierre de s’être opposé à la déchristianisation violente, à la proscription absolue du catholicisme, et de s’être institué ensuite, par fanatisme, le Pontife de l’Être suprême.

Le troisième grief enfin, formulé avec une passion haineuse par un illuminé du positivisme, le docteur Robinet, était d’un ordre personnel et sentimental. On ne pardonnait pas à Robespierre d’avoir eu le courage de traduire Danton au tribunal révolutionnaire.

Je ne dirai rien aujourd’hui du premier de ces griefs, du terrorisme de Robespierre, puisque je me propose de l’examiner à fond devant vous dans une étude spéciale.

Sur le second point, sur le prétendu pontificat de Robespierre, je pense que mes différents ouvrages sur les Cultes révolutionnaires, sur la Révolution et l’Église, ont fait une lumière suffisante et qu’il n’est pas un historien sérieux qui oserait soutenir aujourd’hui que Robespierre inventa un nouveau culte, quand les systèmes de fêtes civiques, qu’il se borna à coordonner, naquirent spontanément de l’élan enthousiaste des Fédérations et des nécessités de la propagande révolutionnaire. Je pense avoir établi, avec des preuves dont j’attends depuis quinze ans la réfutation, que l’attitude de Robespierre devant le problème religieux fut la même que celle de la grande majorité des Conventionnels et de Danton lui-même. Examinant son rôle dans la déchristianisation, je crois avoir montré qu’il n’avait été inspiré que par le seul souci des intérêts supérieurs de la patrie et de la République et que son initiative avait été non seulement légitime mais bienfaisante. On fait à Robespierre un crime de n’avoir pas tué le catholicisme par la violence ! Crime singulier sous la plume des mêmes écrivains qui lui reprochent également ses soi-disant excès terroristes ! Mais je n’ai pas besoin d’insister, puisque mon excellent collaborateur et ami, M. Maurice Dommanget, qui a pu vérifier l’exactitude de mes conclusions dans un remarquable essai sur la Déchristianisation dans l’Oise, fera devant vous bonne justice d’une légende aussi absurde que malveillante.

Reste le troisième grief : Danton. Si j’avais ici quelque chose à reprocher à Robespierre, ce ne serait pas d’avoir enfin consenti à abandonner un démagogue affamé de jouissances qui s’était vendu à tous ceux qui avaient bien voulu l’acheter, à la Cour comme aux Lameth, aux fournisseurs comme aux contre-révolutionnaires, un mauvais Français qui doutait de la victoire et qui préparait dans l’ombre une paix honteuse avec l’ennemi, un révolutionnaire hypocrite qui était devenu le suprême espoir du parti royaliste. Non ! je reprocherais bien plutôt à Robespierre d’avoir peut-être trop attendu pour prendre son parti et d’avoir risqué, par une indulgence excessive, qu’explique le souvenir d’une ancienne camaraderie politique, d’avoir risqué, par ses ménagements et ses hésitations, de donner le temps à la conjuration du défaitisme et de la corruption de mûrir et d’éclater. Rappelons-nous que la Convention thermidorienne elle-même, si peu difficile qu’elle fût en matière de vertu, refusa de comprendre Danton et ses complices dans la longue liste de ses membres victimes de la Terreur qu’elle réhabilita solennellement en bloc le 11 vendémiaire an IV.

Albert Mathiez

Albert Mathiez

Aucun ami de Danton, dans une assemblée qui en comptait plusieurs, n’osa protester d’un seul mot contre cette nouvelle flétrissure plus grave peut-être que la condamnation du tribunal révolutionnaire. Ce n’est que beaucoup plus tard, quand les survivants de la grande époque s’étaient éteints l’un après l’autre que la cause de Danton trouva enfin quelques défenseurs. Sa légende — j’ai produit à ce sujet des textes qui ne laissent aucun doute — fut l’œuvre de ses fils et d’un sien cousin éloigné qui occupa une haute charge au ministère de l’Instruction publique sous le gouvernement de Juillet et sous le second Empire, Les plaidoyers de la famille de Danton égarèrent des historiens de la valeur de Villiaumé et de Michelet, Ils trouvèrent une aide inattendue dans la petite chapelle positiviste qui regarda bientôt, avec les yeux de la foi, le viveur Danton comme un fils intellectuel de Diderot et un précurseur d’Auguste Comte. L’entreprise de mensonge et de falsification réussit à s’emparer de l’opinion après 1870, pour des raisons multiples, mais où l’intérêt de parti joua le premier rôle, Dès qu’il m’a été possible de vérifier sur les pièces d’archives les allégations des propagateurs de la légende, celle-ci s’est effondrée. Mon Danton et la Paix, mes deux premières séries d’études robespierristes sont restés sans réplique,
Mais, nous n’avons pas abattu la légende dantonienne pour ériger à sa place une autre légende, Il nous faut justifier l’admiration que nous professons pour Robespierre, pour ses idées et pour son œuvre. Nous devons maintenant retracer son rôle, énumérer ses services, faire comprendre enfin la valeur de son exemple, un exemple que nous croyons utile d’invoquer à l’heure grave que nous traversons, à l’heure marquée par le destin pour la reconstruction de notre chère France, que nous voulons, comme il l’a voulue, plus forte, plus juste et plus fraternelle.

Si les discours de Robespierre ont été pendant trois quarts de siècle le bréviaire des démocrates, c’est que ceux-ci pouvaient y retremper, comme dans une source vive, le haut idéal politique dont J.-J. Rousseau avait formulé la théorie grandiose. Les discours de Robespierre, c’était les principes du Contrat en voie de réalisation, en lutte avec les difficultés et les obstacles, c’était la théorie descendant du Ciel sur la terre, c’était le combat épique de l’esprit contre les choses, au moment le plus tragique de notre histoire, quand la France jouait son existence pour sauver sa liberté.

Poussant à fond la pensée de Jean-Jacques, Robespierre n’a pas cru que la démocratie résidât tout entière dans les seules formes politiques. Il a proclamé, dès la Constituante, que la démocratie serait sociale ou qu’elle ne serait pas la démocratie. Il se serait fort bien alors accommodé d’un roi, pourvu que ce roi ne fût qu’une sorte de président héréditaire, sans aucun pouvoir de décision ni dans la politique intérieure ni dans la politique étrangère. Quand les girondins lui reprocheront, sous la Législative, son peu d’enthousiasme pour la forme républicaine, il leur répliquera qu’il « avait lutté, seul pendant trois ans contre une assemblée toute-puissante, pour s’opposer à l’excessive extension de l’autorité royale », il leur rappellera qu’après Varennes il avait osé, presque seul, réclamer que Louis XVI fût jugé et la nation consultée sur son maintien au trône ; il ajoutera enfin : « Est-ce dans les mots de république et de monarchie que réside la solution du grand problème social[[Le Défenseur de la Constitution, n° 1.]] ? »

Le grand problème social ! Aucun autre révolutionnaire n’a parlé ce langage. L’égalité civile, l’égalité politique, l’égalité sociale furent, dès le premier jour de sa vie publique jusqu’au dernier, sa préoccupation essentielle. Il répugnait au communisme, « à la loi agraire », qu’il considérait comme une chimère, mais il entendait que toute l’action politique fut employée à prévenir et, au besoin, à réprimer les abus de la richesse. La ploutocratie n’eut pas d’adversaire plus déterminé et plus convaincu : « Les grandes richesses, disait-il le 7 avril 1791, corrompent et ceux qui les possèdent et ceux qui les envient. Avec les grandes richesses, la vertu est en horreur, le talent même, dans les pays corrompus par le luxe, est regardé moins comme un moyen d’être utile à la patrie que comme un moyen d’acquérir de la fortune. Dans cet état de choses, la liberté est une vaine chimère, les lois ne sont plus qu’un instrument d’oppression. Vous n’avez donc rien fait pour le bonheur public si toutes vos lois, si toutes vos institutions ne tendent pas à détruire cette trop grande inégalité des fortunes… L’homme peut-il disposer de cette terre qu’il a cultivée lorsqu’il est lui-même réduit en poussière ? Non, la propriété de l’homme, après sa mort, doit retourner au domaine public de la société. Ce n’est que pour l’intérêt public qu’elle transmet ces biens à la postérité du premier propriétaire. Or l’intérêt public est celui de l’égalité. » Les socialistes ne diront rien de plus contre l’héritage et contre le droit de propriété. On voit bien que, pour Robespierre, la Révolution politique n’était rien ou peu de chose si elle n’aboutissait pas à une révolution sociale.

Il ne s’est pas borné à prendre en toute occasion la défense de tous les déshérités, des juifs, des comédiens, des esclaves, il ne s’est pas borné à se pencher avec ferveur sur les misères des soldats et de leurs familles, envers lesquelles il proclamait que la nation avait contracté une dette sacrée, il s’est levé avec une clairvoyance étonnante contre la nouvelle oligarchie qui finit par confisquer la Révolution à son profit. Sa célèbre déclaration des droits, si souvent rééditée par les socialistes de 1830 à 1848, proclamait le droit à l’instruction, le droit au travail, le droit à l’assistance en même temps qu’elle posait des bornes au droit de propriété. Dans les notes personnelles où il résumait sa pensée pour lui seul, il écrivait : « Le peuple… quel autre obstacle y a-t-il à l’instruction du peuple ? La misère. Quand le peuple sera-t-il donc éclairé ? Quand il aura du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de soudoyer des plumes et des langues perfides pour le tromper, lorsque leur intérêt sera confondu avec celui du peuple. Quand leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais ! ». Je le répète, aucun révolutionnaire n’a eu une telle vision du problème social ; aucun n’a trouvé dans son cœur des accents aussi profonds, aussi émus pour exprimer sa tendresse pour les foules ignorantes et sujettes. Dans son dernier discours il jetait encore aux sceptiques ce cri superbe : « Mais elle existe, je vous en atteste ; âmes sensibles et pures, elle existe cette passion tendre, impérieuse, irrésistible, tourment et délices des cœurs magnanimes, cette horreur profonde de la tyrannie, ce zèle compatissant pour les opprimés, cet amour sacré de la patrie, cet amour plus sublime et plus saint de l’humanité, sans lequel une grande révolution n’est qu’un crime éclatant qui détruit un autre crime ; elle existe cette ambition généreuse de fonder sur la terre la première république du monde, cet égoïsme des hommes non dégradés qui trouve une volupté céleste dans le calme d’une conscience pure et dans le spectacle ravissant du bonheur public. Vous la sentez en ce moment qui brûle dans vos âmes ; je la sens dans la mienne. » Ces accents ne trompent pas. Ils ont traversé le siècle après avoir résonné profondément dans les consciences des sans-culottes.

Robespierre a été dévoré, à la lettre, de la passion du bien public. Mais ce grand démocrate, notons-le, ne se faisait pas la moindre illusion sur les mérites propres du régime démocratique. Il ne croyait pas du tout que le parlementarisme fût une panacée. Personne mieux que lui en a signalé les imperfections, les vices et les dangers. Par là sa pensée reste singulièrement vivante.

Il constate, dès la Constituante, que les représentants assoient rapidement de leurs commettants, qu’ils leur cachent les vraies raisons de leurs décisions afin de les écarter des affaires publiques. Il dénonce dès lors l’oligarchie des politiciens avec autant d’âpreté que l’oligarchie des riches, avec laquelle d’ailleurs elle se confond souvent : « Comme il est dans la nature des choses, dit-il, que les hommes préfèrent leur intérêt personnel à l’intérêt public, lorsqu’ils peuvent le faire impunément, il s’ensuit que le peuple est opprimé toutes les fois que ses mandataires sont absolument indépendants de lui. Si la nation n’a point encore recueilli les fruits de la Révolution, si des intrigants ont remplacé d’autres intrigants, si une tyrannie légale semble avoir succédé à l’ancien despotisme, n’en cherchez point ailleurs la cause que dans le privilège que se sont arrogé les mandataires du peuple de se jouer impunément des droits de ceux qu’ils ont caressés bassement pendant les élections[[Le Défenseur de la Constitution, n° 11.]]. » À cette aurore du régime parlementaire, Robespierre avait déjà découvert les mares stagnantes : « Reconnaissez-vous des législateurs dans ces hommes plus préoccupés de leur canton que de la patrie, d’eux-mêmes que de leurs commettants ? Séduits par l’espérance de prolonger la durée de leur pouvoir, ils partagent leur sollicitude entre ce soin et celui de la chose publique. Et nous voyons des représentants du peuple détournés du grand objet de leur mission, changés en autant de rivaux, dressés par la jalousie, par l’intrigue, occupés presque uniquement à se supplanter, à se décrier les uns et les autres dans l’opinion de leurs concitoyens. » Qu’on dise si ce tableau n’est pas d’une vérité permanente ?

Robespierre, qu’on représente bien à tort comme un homme abstrait et chimérique, n’est nullement un illusionné. Il sait le secret des conversions politiques : « Tel homme paraissait républicain avant la République qui cesse de l’être lorsqu’elle est établie. Il voulait abaisser ce qui était au-dessus de lui ; mais, il ne veut pas descendre du point où il était lui-même élevé. Il aime les Révolutions seulement dont il est le héros, il ne voit que désordre et anarchie où il ne gouverne pas[[Réponse à Pétion.]]. » Qui oserait prétendre que ce portrait digne de La Bruyère a vieilli ? Écoutons encore comme il peint d’un trait vengeur les tartufes de là démocratie : « Le faux révolutionnaire s’oppose aux mesures énergiques et les exagère quand il n’a pu les empêcher. Plein de feu pour les grandes résolutions qui ne signifient rien, très attaché, comme les dévotes, dont il se déclare l’ennemi, aux pratiques extérieures, il aimerait mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action. » Il disait encore avec le même bonheur d’expression : « Les barons démocrates sont les frères des marquis de Coblentz et quelquefois les bonnets rouges sont plus voisins des talons rouges qu’on ne pourrait le penser[[Discours du 5 nivôse.]]. » Hélas ! la race des barons démocrates n’a pas disparu, mais il n’y a plus de Robespierre pour arracher leur masque.

Connaissant les vices du parlementarisme, Robespierre préconisa pour les prévenir des remèdes énergiques : les élections seront fréquentes, les représentants ne pourront être réélus qu’après un long intervalle, ils ne pourront être appelés au ministère ni aux fonctions à la nomination de l’Exécutif. Ainsi ils ne seront pas tentés de faire de leur mandat un métier. Le politicien professionnel lui paraît la plaie de la démocratie. « Si parmi nous les fonctions de l’administration révolutionnaire ne sont plus des devoirs pénibles mais des objets d’ambition, la République est déjà perdue[[Cité par Hamel, t. III, p. 324.]]. »

En faveur de la brièveté du mandat législatif il faisait valoir cet argument de bon sens qui n’a rien perdu de sa vigueur : « Il faut que les législateurs se trouvent dans la situation qui confond le plus leur intérêt et leur vœu personnel avec celui du peuple ; or, pour cela, il est nécessaire que souvent ils redeviennent people eux-mêmes. Mettez-vous à la place des simples citoyens et dites de qui vous aimeriez mieux recevoir des lois : ou de celui qui est sûr de n’être bientôt plus qu’un citoyen, ou de celui qui tient encore à son pouvoir pat l’espérance de le perpétuer[[18 mai 1791.]] ? » Pour que la démocratie existe véritablement il ne faut pas en effet que le parlementaire se distingue du citoyen et qu’au-dessus de là nation se constitue un corps de professionnels de la politique. Si les députés étaient assurés de rentrer dans la vie privée après chaque législature, assisterions-nous à cette ruée de surenchère qui mine et démoralise un pays ?

Robespierre n’a que du mépris pour les hommes d’État, dont tout le savoir-faire consiste à se saisir du pouvoir et à s’y maintenir, coûte que coûte.

« Je n’aime point, s’écriait-il, le 17 mai 1791, dans son mémorable discours contre la réélection des Constituants, cette science nouvelle qu’en appelle la tactique des grandes assemblées ; elle ressemble trop à l’intrigue, et la vérité, la raison doivent seules régner dans les assemblées législatives. » C’est parce qu’il dédaignait les manœuvres savantes des couloirs qu’il fut si facile à ses ennemis de préparer dam l’ombre le coup du 9 thermidor.

Nul ne s’est fait des devoirs de l’homme public une idée plus haute. Nul ne les a mieux remplis : « J’ai mieux aimé, répondait-il à Brissot le 27 avril 1792, souvent exciter dès murmures honorables que d’obtenir de honteux applaudissements ; j’ai regardé comme un succès de faire retentit la voix de la vérité lors même que j’étais sûr de la voir repoussée ; Portant toujours mes regards au-delà de l’étroite enceinte du sanctuaire de la législation, quand j’adressais la parole au corps représentant, mon but était surtout de me faire entendre de la nation et de l’humanité ; je voulais réveiller sans cesse dans le cœur des citoyens ce sentiment de la dignité de l’homme et ces principes éternels qui défendent les droits des peuples contre les erreurs ou les caprices du législateur même. »

Il disait encore : « La grandeur d’un représentant du peuple n’est pas de caresser l’opinion momentanée qu’excitent les intrigues des gouvernements, mais que combat la raison sévère et que de longues calamités démentent. Elle consiste quelquefois à lutter seul, avec sa conscience, contre le torrent des préjugés et des factions » (18 décembre 1791).

Ses adversaires eux-mêmes lui rendront justice à cet égard. Mirabeau disait de lui : « Il ira loin, il croit tout ce qu’il dit. » Son journal Le Courrier de Provence ajoutait : « Tous les partis s’accordent à rendre à M. Robespierre la justice qu’il n’a jamais renié les principes de la liberté et il n’est pas beaucoup de membres dont on puisse faire le même éloge[[Numéro du 8 février 1791.]]. » Camille Desmoulins disait de Robespierre qu’il était « le commentaire vivant de la déclaration des droits » ; Adrien Duport, qu’il occupa sans interruption à la Constituante « une chaire de droit naturel » ; Barère, qu’il fut « toujours sévère comme les principes et la raison » ; Dubois-Crancé, que « jamais ses plus grands détracteurs n’ont pu lui reprocher un instant d’égarement » ; que « tel il fut dès le commencement, tel on le retrouvera à la fin » ; que « les calomnies, les outrages mêmes ne l’ont jamais rebuté. Je l’ai vu résister à l’Assemblée entière et demander, en homme qui sent sa dignité, que le Président la rappelât à l’ordre ». Dubois-Crancé dit encore que « Robespierre fut un rocher et un rocher inexpugnable ».

Les adaptés, les apaisés, les assagis de l’époque appelaient orgueil et entêtement cette inflexibilité, mais le peuple s’attachait au rocher inexpugnable.

Avec de pareilles convictions, Robespierre n’aurait jamais pu se plier à la discipline étroite d’un parti. À l’heureux temps où il vivait, il n’y avait pas encore au Parlement de groupes constitués. Les Montagnards, qui siégeaient à l’Assemblée sur les mêmes gradins, ne se réunissaient pas pour se concerter avant les séances. Il n’y avait entre eux qu’un lien spirituel. De ce lien même, si ténu fût-il, Robespierre se dégageait quand sa conscience parlait plus haut que la tactique ou que l’amitié. Il se sépara de la Montagne et vota avec les Girondins, ses pires ennemis, quand ceux-ci réclamèrent le bannissement de Philippe-Égalité. Déjà sous la Constituante, il s’était séparé plusieurs fois avec éclat de la petite poignée de démocrates groupés à côté de lui à l’extrême gauche ; ainsi, le 10 juin 1791, quand il vota seul le licenciement des officiers de l’armée royale ; ainsi quand il s’opposa aux premières lois d’exception contre les prêtres et contre les émigrés. C’est par ces exemples d’indépendance et de courage civique qu’il s’imposait à l’estime de tous.

L’Incorruptible n’a rien d’un démagogue. Il aime trop le peuple pour le flatter. Il sait que sa capacité politique est encore trop restreinte pour qu’on pût établir d’un seul coup sans péril le gouvernement direct qui est peut-être au bout de l’évolution logique de la démocratie. En attendant, il ne perd pas de vue la réalité ; il sait ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Il craint les surenchères et il répéterait volontiers avec Marat que c’est une façon de perdre la Révolution que d’exagérer ses principes. « On ne nous prendra, disait Marat, que par les hauteurs. » « La démocratie, dit Robespierre, n’est pas un État où le peuple, continuellement assemblé, règle par lui-même toutes les affaires publiques, encore moins celui où cent mille fractions du peuple, par des mesures isolées, précipitées et contradictoires, décideraient du sort de la société entière. Un tel gouvernement n’a jamais existé et il ne pourrait exister que pour ramener le peuple au despotisme. La démocratie est un État où le peuple souverain, guidé par des lois qui sont son ouvrage, fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire et par des délégués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même » (17 pluviôse). Admirable formule qui n’a rien perdu de sa vertu.

Mais, si ennemi du désordre qu’il fût, Robespierre n’était pas dupe du jeu éternel des conservateurs sociaux qui appellent anarchie la justice et qui ne parlent de paix publique que pour légitimer les abus de la force : « Ils appellent ordre tout système qui convient à leurs arrangements, Ils décorent du mot de paix la tranquillité des cadavres et le silence des tombeaux. » Il disait encore : « La maladie mortelle du corps politique, ce n’est point l’anarchie, mais la tyrannie[[Cité par Hamel, t. I, p. 482.]] ».

Peu lui importaient les sourires et les dédains des gens comme il faut : « Nous sommes les sans-culottes et la canaille », répliquait-il à ceux de la Gironde.

Adversaire de l’ochlocratie[[Ochlocratie : Du grec okhlocratia, de okhlos, « foule » et kratos, « pouvoir ». Signifie — avec une nuance péjorative —, le gouvernement par la foule, la multitude. NDLR.]]. comme de la ploutocratie, Robespierre est un homme d’ordre, mais qui veut que l’ordre et l’autorité soient exclusivement au service du bien public. Il redoute les empiétements des gouvernements sur les libertés des citoyens. Il se défie de la bureaucratie, envahissante et incapable par nature Il redoute tous les despotismes parce qu’il a l’horreur de l’arbitraire. Mais, si on l’obligeait à choisir, c’est contre le despotisme du gouvernement qu’il se prononcerait sans hésitation, parce qu’ayant plus de moyens à sa disposition, ce despotisme-là est plus oppressif que tous les autres. Aussi se montre-t-il résolument décentralisateur : « Laissez dans les départements, sous la main du peuple, les portions des tributs publics qu’il ne sera pas nécessaire de verser dans la caisse générale, et que les dépenses soient acquittées sur les lieux autant qu’il sera possible. Fuyez la manie ancienne des gouvernements de vouloir trop gouverner ; laissez aux individus, laissez aux familles le droit de faire ce qui ne nuit point à autrui ; laissez aux communes le pouvoir de régler elles-mêmes leurs propres affaires et tout ce qui ne tient point essentiellement à l’administration générale de la République. En un mot, rendez à la liberté individuelle tout ce qui n’appartient pas naturellement à l’autorité publique, et vous aurez laissé d’autant moins de prise à l’ambition et à l’arbitraire[[Cité par Hamel, t. II, p. 697.]]. » Voilà un programme qui est toujours, hélas ! à l’ordre du jour.

Dans le même esprit, afin de remédier à l’arbitraire, Robespierre exige que les délibérations des corps constitués soient publiées et que tous les fonctionnaires, élus ou non, soient effectivement responsables. La fameuse séparation des pouvoirs, chère à Montesquieu, ne lui paraît pas un moyen suffisant peur arrêter les gouvernements sur la pente du despotisme ; il compte davantage sur la décentralisation et sur l’éducation de l’opinion publique.

Nul n’a dénoncé avec plus de clairvoyance et de ténacité le péril que fait courir à la démocratie une armée de métier, un état-major de prétoriens. Il disait, le 27 avril 1791, à la Constituante : « Il est certain que partout où la puissance du chef d’une force militaire considérable existe sans contrepoids, le peuple n’est pas libre. Ce contrepoids, quel est-il ? La garde nationale. » Au soldat professionnel, il opposait comme correctif le citoyen soldat. Et, pour que la garde nationale elle-même, autrement dit la nation armée, ne pût devenir l’instrument d’une classe, il voulait qu’elle fût ouverte à tous les citoyens, aux pauvres comme aux riches. Il était convaincu que « l’esprit de despotisme et de domination est naturel aux militaires de tous les pays ». Aussi voulait-il que les officiers de la garde nationale fussent soumis à de fréquentes élections. Nul n’a mieux aperçu les dangers de l’esprit de corps. Il est l’adversaire résolu des décorations, de ces hochets de la vanité que les gouvernements emploient pour payer le dévouement de leurs partisans. Il juge qu’elles sont bonnes tout au plus « à enfanter l’esprit d’orgueil et de vanité et à humilier le peuple ». Quant à l’armée régulière, il aurait voulu la renouveler entièrement afin de la fondre dans la nation. En l’an II, quand il sera au gouvernement, il ira chercher les nouveaux chefs qui vaincront l’Europe dans les rangs les plus obscurs. Mais il craignait que ces parvenus eux-mêmes n’oubliassent vite leurs origines et il priait Barère de ne pas faire trop mousser leurs victoires. Il répétait avec conviction : « La puissance militaire fut toujours le plus redoutable écueil de la liberté[[Cité par Hamel, t. I I, p. 470.]] ».

Personne ne me demandera, je pense, comment il se fait que cet antimilitariste convaincu se montra, dans l’opposition comme au pouvoir, le patriote le plus fervent, le plus intransigeant. En pratiquant à la lettre la maxime vaincre ou mourir, en s’opposant résolument à toute transaction avec l’ennemi, en réprimant avec la dernière rigueur les menées défaitistes, en arrachant à la Convention d’abord hostile l’arrestation des sujets ennemis embusqués en pleine guerre dans toutes les administrations et jusqu’au cœur du gouvernement, Robespierre avait conscience de servir non seulement la France, mais l’humanité. Ce fils du XVIIIe siècle croyait que tous les hommes sont solidaires : « Notre sort, disait-il le 29 juillet 1792, est attaché à celui de toutes les nations ». « Français, n’oubliez pas, s’écriait-il au bruit du canon du 10 août, que vous tenez dans vos mains le dépôt des destinées de l’Univers. » Son cœur magnanime compatissait aux souffrances des ennemis mêmes. Lui qui mènera la guerre avec une rigueur implacable, il souhaitait de toute son âme la disparition de ces horreurs fratricides par la réconciliation de tous les peuples. Il conçut à la lettre l’organisation de la Société des nations et il proposa même de la codifier en quatre articles que la Convention trouva trop hardis :

« 1. Les hommes de tous les pays sont frères et les différents peuples doivent s’entr’aider, selon leur pouvoir, comme les citoyens du même État. »

« 2. Celui qui opprime une Nation se déclare l’ennemi de toutes. »

« 3. Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l’homme doivent être poursuivis par tous, non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. »

« 4. Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu’ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre, qui est le genre humain, et contre le législateur de l’univers, qui est la nature. »

Ces articles, qui font reposer l’existence d’une Société des nations sur cette condition primordiale, la chute des trônes et l’établissement de la démocratie universelle, sont encore bons à méditer, même et surtout après les speeches du Président Wilson qui ont peut-être le défaut de ne pas placer le problème sur son véritable terrain.

Avant M. Wilson, Robespierre a condamné, sans appel cette diplomatie secrète, qui est la source empoisonnée de tous les impérialismes et de toutes les barbaries, cette diplomatie secrète qui est le suprême recours des intrigants, des incapables, des empiriques qui disposent souverainement du sang et de l’or des peuples.

Ici, comme partout, Robespierre a mis d’accord ses actes avec ses paroles. Il a dirigé au grand jour la politique étrangère du Comité de Salut public.

II lisait du haut de la tribune les instructions que le Comité adressait à nos agents diplomatiques ; il répondait, lui ou Barère, également du haut de la tribune, aux propositions de paix des coalisés ; il faisait connaître au monde nos buts de guerre. C’est grâce à cette franchise, qui est en politique la suprême habilité, quoi qu’en pensent nos petits empiriques, que Robespierre eut derrière lui toute la partie saine de la nation. La France sut pourquoi elle se battait, où on la conduisait et elle sentit décupler ses forces, elle fut invincible.

On ne fonde rien de grand, rien de durable que sur les consciences. Les politiciens empiriques méprisent le peuple qu’ils croient incapable et qu’ils traitent en mineur. Robespierre n’avait ni ce dédain ni ce scepticisme. Il faisait confiance aux hommes des champs et de l’atelier. Il croyait à leur bon sens. C’est par là que son action fut immense, par là qu’il fut grand.

Sa pensée et son exemple n’ont pas épuisé leur vertu. Il fut le premier maître d’école de la démocratie, un maître d’école sévère, qui ne lui a ménagé ni les vérités, ni les avertissements, ni les réprimandes. Son programme d’action est toujours d’une actualité saisissante. Nous sommes ses fils intellectuels. Nous l’adoptons comme un guide et comme un drapeau.

Nous aimons Robespierre parce qu’il a conçu et pratiqué l’art du gouvernement, cette politique si justement décriée de nos jours, comme un sacerdoce. « En fait de politique, a-t-il dit, rien n’est juste que ce qui est honnête, rien n’est utile que ce qui est juste » (9 mai 1791). Il aurait voulu, lui, que la politique fût une morale en action. Évidemment il ne pouvait pas être compris par les grands hommes de la République des camarades.

Nous aimons Robespierre parce qu’il n’a pas craint de heurter de front, quand il le fallait, les préjugés vulgaires. Nous l’aimons parce qu’il n’a jamais eu peur du ridicule, parce qu’il a répété, sans se lasser, une vérité, qu’il tenait de Jean-Jacques et de Montesquieu, à savoir que de tous les gouvernements le démocratique est le plus difficile à pratiquer, parce qu’il y faut du dévouement au bien public, autrement dit de la vertu, et qu’il a prêché d’exemple.

À ceux d’entre vous qui voudraient savoir comment il remplissait ses devoirs au Comité de Salut public, je conseillerai de lire le carnet aide-mémoire où il couchait par écrit, au jour le jour, les questions qu’il avait à poser, les éclaircissements qu’il voulait réclamer, les solutions qu’il se proposait de défendre. Rien n’échappe à son attention sévère et justement soupçonneuse. Il ne s’occupe pas seulement, comme on le dit parfois, de la politique générale, de l’esprit public qu’il faut éclairer et vivifier, des complots qu’il faut déjouer ou réprimer, il porte, sa vigilance sur toutes les branches de l’administration, sur la diplomatie et l’armée comme sur les services administratifs, sur la justice comme sur les approvisionnements, sur les hommes et sur les choses. Il embrasse, d’un regard vaste et sûr, tout le champ du combat révolutionnaire, l’avant et l’arrière, la France et l’étranger. Il est le contrôleur universel perpétuellement en éveil. Il a l’œil sur les conventionnels en mission comme sur les généraux et jusque sur les humbles courriers qui s’attardent en portant leurs dépêches. Rien ne lui échappe, et, quand il a découvert un abus, une faute, aussitôt il indique le remède et prend la décision qui s’impose. Aucune hésitation, aucune lenteur. La France n’a pas le temps d’attendre.

Cet homme, qu’on dit abstrait, apparaît, dans le déshabillé de ces notes journalières, un esprit éminemment précis, éminemment français. Il est infiniment plus réaliste que ces empiriques qui se croient positifs parce qu’ils sont sans idéal et même sans idées. Les plaisantins de l’histoire qui sourient de sa vertu n’ont jamais compris qu’une république livrée aux empiriques et aux philistins, une république sans vertu mais avec beaucoup de vices, est peut-être le pire des régimes, car c’est celui où la ruée des égoïsmes se déchaîne avec le minimum de contrainte.

Au temps où la République était belle, — ce temps est lointain, mais il reviendra, — c’étaient là des vérités élémentaires. Quid leges sine moribus[[Que sont les lois sans les mœurs ? NDLR.]] ? Les républicains d’autrefois connaissaient leur Conciones[[« Contiones » : discours publics et harangues, et par extension recueils de ceux-ci. NDLR.]] Ils apprenaient la politique à l’école de Montesquieu, de Rousseau et des anciens. Ils ne l’apprenaient pas encore dans les antichambres ministérielles, ni dans les conseils d’administration des grandes compagnies, ni dans les coulisses des théâtres subventionnés, ni dans ces cercles luxueux où l’on mange sous l’effigie de Marianne.

Nous aimons Robespierre parce qu’il, a incarné la France révolutionnaire dans ce qu’elle avait de plus noble, de plus généreux, de plus sincère. Nous l’aimons pour les enseignements de sa vie et pour le symbole de sa mort. Il a succombé sous les coups des fripons. La légende, astucieusement forgée par ses ennemis qui sont les ennemis du progrès social, a égaré jusqu’à des républicains qui ne le connaissent plus et qui le béniraient comme un saint s’ils le connaissaient. Ces injustices nous le rendent plus cher.

Nous aimons Robespierre parce que son nom, maudit par ceux-là mêmes qu’il a voulu affranchir, résume toutes les iniquités sociales dont nous voulons la disparition. En consacrant nos efforts et nos veilles à réhabiliter sa mémoire, nous ne croyons pas servir seulement la vérité historique, nous sommes sûrs de faire chose utile pour cette France, qui devrait rester ce qu’elle était au temps de Robespierre, le champion du droit, l’espoir des opprimés, l’effroi des oppresseurs, le flambeau de l’Univers.

Robespierre et ses amis furent grands parce qu’ils ont compris que leur action gouvernementale, si résolue fût-elle entre leurs mains, serait cependant impuissante à galvaniser les énergies du peuple français, s’ils ne l’associaient pas, ce peuple, directement à l’exécution des lois, par une politique de confiance et de clarté. Il est temps que les hommes d’État, qui ont aujourd’hui la mission redoutable de panser les plaies de la patrie, s’inspirent de leurs exemples.

Mais le parti républicain s’est endormi au pouvoir. Il a glissé insensiblement à un modérantisme juste milieu qui lui a obscurci la claire vision de ses origines, dont il ne se réclamait plus que par une sorte d’habitude rituelle et de routine. Les légendes les plus contre-révolutionnaires ont trouvé créance jusque chez ses dirigeants. Bon nombre de ceux-ci se sont mis à admirer ceux qui furent dans la Révolution l’équivoque, la faiblesse, les affaires ou la trahison. Ils leur ont élevé des statues. Et les grands ouvriers de la démocratie, ceux qui ne remportaient pas des victoires à la Pyrrhus, ceux qui firent à la France avec un abandon total le sacrifice de leurs travaux, de leurs amitiés, de leur réputation même et de leur vie, les désintéressés et les incorruptibles, les énergiques et les clairvoyants, ceux qui domptèrent l’Europe monarchique et réprimèrent les Vendées intérieures, ceux qui dressèrent sur leurs cadavres la République au seuil du monde nouveau, ceux-là furent calomniés et ridiculisés à plaisir. On couvrit de boue leur tombe et on écarta leur souvenir importun.

Par une conséquence logique, à mesure que le mensonge et l’ingratitude faisaient leur œuvre, à mesure que le parti républicain s’éloignait de ses vrais fondateurs, passait dans nos mœurs politiques je ne sais quel vent de rouerie et de petitesse, quelle indulgence sceptique pour toutes les abdications les plus graves, quelle aversion instinctive pour les partis tranchés, pour les résolutions vigoureuses, quelles habitudes de mollesse et de laisser-aller, quelles compromissions malsaines colorées des noms d’adaptation, d’apaisement, d’habileté, de sagesse ! Peu à peu s’est miné chez les hommes publics le sens et le besoin des responsabilités, s’est détendu chez eux ce ressort moral, cette rigidité de principes, cet appétit de clarté qui ont fait la grandeur des ministres de l’ancienne monarchie comme de leurs émules du Comité de Salut public. Les calculs de l’intérêt, l’esprit de parti et d’intrigue, les mœurs féodales de la clientèle ont remplacé la noble et nécessaire émulation pour le bien public, sans laquelle les États périssent ; Par une réaction inévitable, la confiance populaire s’est retirée d’un parlement qui ne se confiait plus à la nation.

Ce que Robespierre avait voulu conjurer s’est réalisé. La République a été la proie des factions ; elles-mêmes dominée par des intérêts.

De ces maux, qui se révèlent aujourd’hui aux plus aveuglés, la France a failli périr. Elle n’est pas guérie, hélas ! Mais si nous voulons que sa convalescence soit courte, sa guérison complète, appliquons-lui l’élixir Robespierre ; Et ne tardons pas trop, car bientôt il ne serait plus temps.

Je ne sais si je vous aurai convaincu, mais je vous aurai dit du moins sans réticences ce que nous sommes et ce que nous voulons. Nous croyons que notre Société a servi depuis 1908 avec courage et désintéressement, non pas tant la cause d’un homme, non pas même la cause d’un parti, mais la cause de la France, de la France moderne qui restera fidèle à ses traditions. Nous croyons que notre Société, qui a lutté sans se rebuter contre l’indifférence, contre l’ignorance, contre le dédain, contre l’hostilité même, n’a pas fait une œuvre vaine, ni dans le domaine de la science, ni dans celui de l’action. Nous avons l’orgueil de penser qu’elle a préparé, indirectement et de loin, la crise morale qui, la guerre aidant, finira par purifier l’atmosphère, où nos libres institutions risquent de s’étioler et de périr. Nous croyons que nos recherches indépendantes, que nos combats d’idées préparent l’avènement de cette nouvelle république que déjà tant de cœurs sincères appellent leurs vœux. Nous espérons que du fond de l’abîme que nous côtoyons surgira enfin une démocratie organisée et vivante, une démocratie invincible, parce qu’elle sera juste et fraternelle, cette cité d’égalité pour laquelle Robespierre et Saint-Just sont morts, cette cité de liberté pour laquelle tant de millions d’obscurs héros ont versé à flots leur sang généreux.

Telles sont les raisons, Mesdames et Messieurs, les raisons à la fois lointaines et proches, à la fois scientifiques et pratiques, pour lesquelles nous nous proclamons robespierristes.

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On voit parfois Albert Mathiez qualifié d’historien «communiste» ou «stalinien». On se convaincra aisément de l’inexactitude de cette appréciation en lisant sa nécrologie rédigée par Jean Fréville dans L’Humanité du 8 mars 1932.