Stéphanie ROZA, Comment l’utopie est devenue un programme politique. Du roman à la Révolution . Classiques Garnier, 38 € [ce prix est si visiblement excessif qu’il n’est même pas indiqué sur la couverture, au mépris de la législation].
Extraits
Dernier aspect qui mérite d’être souligné car il constitue une particularité marquante de l’utopie morellyenne : la valorisation de l’amour libre telle qu’elle est censée se pratiquer dans le continent bienheureux :
“Ô amour ! Ces peuples se livraient sans crainte, comme sans crimes, à tes délicieux transports ; les autres nations rendent hommage à leurs divinités furieuses par l’effusion du sang des victimes ; ceux-ci honoraient la puissance génératrice de l’Univers, en augmentant le nombre de ses admirateurs”. (LB, I, 17)
Ainsi, Morelly décline complaisamment dès les premières pages de l’ouvrage les différents aspects d’une sexualité naturelle, libérée de toute entrave, et partant de tout vice : la possibilité d’une vie sexuelle avant le mariage, le choix du conjoint exclusivement par inclination, le droit à la séparation et la souplesse de la structure familiale : les enfants d’un premier lit sont accueillis par le second mari comme une bénédiction. Il n’est jusqu’à l’inceste entre frères et sœurs qui ne trouve sa justification. Seule l’union entre parents et enfants est écartée pour des raisons purement physiologiques, les parents aimant mieux « voir ces rejetons chéris former d’autres tiges, et leur retracer les plaisirs de leurs premières années, que de les enter de nouveau sur un tronc déjà affaibli par les ans » (LB, I, 33). Tous ces éléments, à l’exception peut-être de la réhabilitation de l’inceste, se retrouveront dans l’utopie tahitienne de Diderot, le Supplément au voyage de Bougainville, une autre « République sauvage », pour reprendre l’expression de Hans-Giinter Funke, qui selon ce dernier s’inspire du reste directement de La Basiliade. Dans les deux cas, les descriptions militent pour la déculpabilisation de l’acte sexuel, qui est célébré par la collectivité comme une fête : de même que les jeunes amants de Morelly s’accouplent épiés par leurs parents, et concluent cette première expérience entourés de toute la communauté en liesse, la jeune Tahitienne
“[accepte] sans frayeur et sans honte, en notre présence, au milieu d’un cercle d’innocents Tahitiens, au son des flûtes, entre les danses, les caresses de celui que son jeune cœur et la voix secrète de ses sens lui [désignent]”. […]
L’attachement de Mably à la tradition républicaine, et son exaltation des cités antiques, est ce qui lui permet d’opérer la première jonction concrète entre utopie et histoire. En effet, Mably « utopise » le passé en parant les institutions Spartiates, les premières, de toutes les vertus de son idéal. Si, par rapport à Morelly, le modèle y perd son intégration à l’avenir de l’humanité, il y gagne l’insertion dans un passé réel, qui, bien que révolu en tant que tel, peut néanmoins servir de source d’inspiration, moyennant certaines concessions au présent, pour les sociétés modernes. En entrant dans l’histoire, l’utopie devient susceptible d’imitation, car ce qui a été, contrairement à ce qui ne fut jamais, a montré sa possibilité même. Sans aller jusqu’à affirmer que la tradition républicaine est en elle-même une tradition utopique, on peut néanmoins dire que Mably réalise la synthèse des deux courants de pensée et fait effectivement de la république, telle qu’il la conçoit, une utopie. Celle-ci n’est pas, ou pas seulement l’objet d’un regret nostalgique, mais également un ferment d’action réformatrice : en ce sens, elle est au fondement d’une conception de l’avenir chargée d’espérance. Mably reprend au républicanisme une de ses dimensions essentielles, qui réside dans l’exhortation à l’action. Ainsi, dans Des droits et des devoirs du citoyen, l’utopie républicaine irrigue le projet politique et se trouve à la base d’une véritable innovation historique, qui rompt avec toutes les institutions qui ont précédé, si admirables fussent-elles aux yeux de son auteur.
Babeuf achève l’historicisation de l’utopie en en faisant un élément matériel de l’histoire se faisant : un fait politique. Avec lui, l’utopie n’a plus rien d’un modèle théorique ; elle stimule l’action directe comme son but avoué. Plastique, évoluant au gré des circonstances, l’utopie babouviste n’est pas une, mais plurielle. Elle a la souplesse du programme d’un homme d’action, confronté aux exigences d’un présent qui ne cesse, en pleine révolution, de changer de forme. Elle suscite une réflexion sur les mesures transitoires à mettre en œuvre en vue de son avènement final, qui doivent rythmer la succession temporelle. Pour l’historien(ne) de la philosophie, elle est parfois décevante, parce qu’elle manque de consistance, parce qu’elle frustre son lecteur des détails qu’il/elle aimerait lui voir développer, des raisons par lesquelles elle mériterait d’être défendue devant le tribunal de la raison. Mais elle vibre de la volonté
d’être réalisée ; en elle s’entend l’écho de la lutte révolutionnaire et des espoirs inouïs qu’elle a suscités pour toute une génération, et au-delà. Son inachèvement est, en ce sens, la rançon même de son entrée de plain-pied dans l’histoire.
Toutefois, la politisation de l’utopie passe également par son insertion dans les termes du débat philosophique et politique de l’époque, car, pour que son message soit entendu, il lui faut utiliser les mots de la tribu, quitte à en infléchir le sens. Il lui faut également montrer que l’idéal qu’elle campe n’entre pas en contradiction avec ce que le siècle sait, ou croit savoir de l’homme. Cette nécessité, qui correspond à un besoin à la fois théorique et tactique, se repère par excellence dans la manière dont l’utopie, de Morelly à Babeuf, implique le recours au vocabulaire canonique du droit naturel. Chez l’auteur du Code de la Nature, les allusions sont encore rares, et n’influent pas sur l’image de l’homme que l’on y trouve par ailleurs : elles semblent avoir un rôle purement rhétorique, c’est pourquoi elles n’ont pas fait l’objet d’une analyse dans le présent ouvrage. Les considérations sur l’ordre naturel, dans lequel les humains s’inscrivent mécaniquement, si rien ne vient contrarier ce mouvement spontané, l’emportent sur ce que l’individu doit éventuellement réclamer comme son dû. La critique radicale de l’ordre propriétaire contre-nature l’emporte sur toute position revendicatrice des droits inaliénables de chacun.
Table des matières