Le rôle des Dames de la halle, notamment les 5 et 6 octobre 1789, a été célébré dès août 1793, mais il demeure cependant assez mal connu (si l’on excepte les travaux d’Albert Mathiez et, récemment, de Michalik Kerstin). Ce monument révolutionnaire, on le contourne prudemment, non sans s’être découvert(e) au passage.
Une jeune historienne américaine, Katie Jarvis, a entrepris d’étudier à nouveaux frais les Dames des Halles, leur organisation et leur rôle dans la Révolution dans sa thèse : Politics in the Marketplace: The Popular Activism and Cultural Representation of the Dames des Halles during the French Revolution. La revue électronique de l’Institut d’histoire de la révolution française (IHRF) a reproduit la « position de thèse », en anglais.
Nous publions avec plaisir le résumé en français que Katie Jarvis a bien voulu nous adresser, en exprimant le souhait qu’il s’agisse du préalable à la traduction intégrale dans notre langue de ce travail nécessaire.
C. G.
La Politique au marché : l’activisme populaire et les représentations culturelles des Dames des Halles durant la Révolution française
Trois mois après la chute de la Bastille, des marchandes parisiennes, appelées les Dames des Halles (ou de la Halle), ont entraîné en octobre 1789 des milliers de femmes dans une marche jusqu’à Versailles. Après avoir réclamé du pain au roi, avoir présenté une pétition à l’Assemblée nationale, et avoir rallié des gardes nationaux, les Dames sont revenues triomphalement à Paris, avec du pain et le roi lui-même. En cette circonstance, et en de nombreuses autres occasions, les marchandes et les marchés parisiens ont conduit la politique révolutionnaire dans de nouvelles directions. Cependant, ce sujet a peu retenu l’attention des historiens et des historiennes.
Cette thèse se demande comment les Dames ont recréé leur identité civique et des relations fraternelles dans les marchés, tout en poursuivant leurs activités commerciales. Je soutiens que, parmi leurs étals modestes, les Dames ont assuré l’ascension duelle des aspirations démocratiques et du capitalisme. Au centre de cette transformation volatile, elles ont construit leur appartenance civique sur la pierre angulaire du travail utile plutôt que sur le genre. Par conséquent, cette étude modifie notre compréhension des formes naissantes de la citoyenneté à l’aube de la démocratie moderne.
Cette thèse analyse les Dames des Halles comme actrices centrales des visions économiques ainsi que politiques. En tant que principales représentantes symboliques du peuple auprès de la Cour, et dans leur rôle crucial de détaillantes de poissons, fromage, beurre, fruits, et légumes, les Dames se situaient au cœur de la politique révolutionnaire.
Elles ont négocié, avec une dextérité surprenante, la tension entre une société libre et « égale » et une économie de marché libre. Lorsque les fonctionnaires révolutionnaires ont libéré les marchés des privilèges corporatifs et des règlements de l’Ancien Régime, ils ont jeté des siècles de relations commerciales et sociales dans le désarroi.
Je m’intéresse à la manière dont les Dames et leurs partenaires commerciaux ont fabriqué leur propre vision des idéaux révolutionnaires tout en luttant contre les effets drastiques de la réforme des marchés. Je soutiens que les Dames ont inventé une notion de la citoyenneté basée sur le travail utile. Contrairement aux définitions ultérieures du XIXe siècle, les Dames n’ont pas affirmé leur citoyenneté en la fondant sur des institutions comme le vote ; elles n’ont pas non plus déterminé la citoyenneté par le genre. Elles ont plutôt imaginé qu’elles gagnaient la position de citoyennes par le biais de leur travail professionnel en tant que commerçantes, leur travail patriotique en tant que militantes, et leur travail sexué en tant que mères. Les Dames ont exploité ces trois formes de travail utile pour légitimer l’utilisation qu’elles faisaient de l’espace public, pour pétitionner auprès du gouvernement pour obtenir un contrôle des prix favorables, pour protéger leurs réseaux de crédit, et pour présenter d’autres demandes à l’État.
En se demandant comment les révolutionnaires ont créé la citoyenneté dans ses stades embryonnaires, cette thèse explore la manière dont les individus sont intégrés socialement et économiquement dans le corps politique ; comment les idées malléables du genre ont joué dans les notions fondamentales de la citoyenneté démocratique ; et comment les individus et l’État ont continuellement rééquilibrés ces éléments au niveau local et national.
Cette thèse propose une vision panoramique sur le monde des Dames, depuis la convocation des États Généraux en 1789 jusqu’au couronnement de Napoléon en 1804. Elle s’appuie principalement sur des rapports concernant les marchés, des pièces judiciaires, des dossiers de police, des débats de l’Assemblée, des pamphlets politiques, des journaux, et du matériel visuel (des gravures). Pour faire dialoguer ces sources diverses, j’en fais une lecture critique[[I read against the grain. Littéralement : « Je lis contre grain ». La lecture contre le grain, distanciée, complète une lecture « avec le grain » qui cherche d’abord à comprendre ce que l’auteur a voulu dire. NDLR]].
D’un côté, je dissèque les sources sociales dans une perspective culturelle. J’examine la législation du contrôle des prix, les transcriptions judiciaires, et les rapports de police pour délimiter les interprétations différentes de la « nation coopérative ». À l’inverse, je scrute des preuves culturelles dans une lumière sociale. Je révèle comment la concurrence commerciale a déterminé le contenu des représentations théâtrales qui ont contribué à forger l’image publique des Dames. D’autre part, j’étudie comment d’autres acteurs révolutionnaires ont visuellement et littérairement (le « style poissard ») déployé l’image des Dames à leurs propres fins politiques, ainsi que l’interaction entre ces contrefaçons et l’expression réelle des Dames.
Les Dames des Halles ont occupé l’épicentre de la politique révolutionnaire parce qu’elles faisaient écho à ses questions les plus fondamentales, complexes et souvent contradictoires. Plutôt que de nous présenter une vision globale et nette du corps politique régénéré, enracinée dans les votes ou les sociétés politiques, les marchandes démontrent comment les révolutionnaires ont forgé un chemin à la citoyenneté autour d’obstacles imprévus. Leurs objectifs ont changé pendant qu’elles ont refait la politique et l’économie par leur commerce quotidien.
Cependant, cette thèse soutient que la logique de la citoyenneté des Dames est restée constante : les individus gagnent leur appartenance civique, et donc le droit de faire pression sur l’État, en conséquence de leur travail utile. Les Dames conçoivent les devoirs genrés comme un pilier de la citoyenneté, mais elles ne postulent pas le genre comme une de ses fondations. En ce qui concerne la démocratie, les Dames nous incitent à aller au-delà du binaire dans lequel le genre agit comme l’instrument initial de différenciation politique.
Les analystes qui répartissent les individus, comme au signal du marteau d’un commissaire-priseur, en deux catégories sexuées et rigides, simplifient trop les imaginations socio-politiques complexes des révolutionnaires. Du cœur des Halles, les Dames peuvent nuancer notre compréhension du travail et de la citoyenneté naissante.
Position complète de thèse en anglais: http://lrf.revues.org/1313
Katie Jarvis
Assistant Professor of History
Baylor University